Laurent Raphaël

Tardi, bras d’honneur

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Sacré Tardi! On n’attrape pas le roi des anars avec du vinaigre honorifique.

L’édito de Laurent Raphaël

Sacré Tardi! On n’attrape pas le roi des anars avec du vinaigre honorifique. En voulant l’embaumer vivant, la République a oublié que sous l’étoffe de plus grand auteur français de BD encore debout bat un coeur d’insoumis. Le vieux lion ne s’est donc pas privé pour renvoyer à l’expéditeur la breloque qu’on voulait lui passer autour du cou comme une laisse. « Je veux rester libre », a-t-il clamé entre deux bouffées de tabac. Avant d’ajouter, pas mécontent finalement de pouvoir planter quelques banderilles dans la nuque de la gauche molle: « Ils n’ont pas dû lire mes albums au ministère. » A commencer par le dernier, Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB, récit sidérant des années de captivité de son père dans un camp allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Le manque de préparation, la débâcle éclair, l’humiliation indélébile et puis près de cinq années passées à moisir en Poméranie, à subir les brimades des Fridolins, à crever de faim et de froid, et à rêver de se faire la belle.

Comme toujours, Tardi ne lésine pas sur les détails les plus triviaux qui mettent le lecteur en situation, le propulsent dans la gadoue et lui donnent la chair de poule. Et comme toujours, cet inlassable avocat des sans-grades, des anonymes et des honnêtes gens, quel que soit leur camp, ne ménage pas les institutions. Les passages, nombreux, où il règle son compte à cette France d’en-haut incompétente et sûre d’elle-même qui a envoyé une génération au casse-pipe avec du matériel dépassé et des plans de bataille foireux, auraient dû mettre la puce à l’oreille de Hollande. Une défaillance nationale de grande ampleur qui a coûté cher au paternel, vacciné définitivement contre les fonctionnaires, l’Etat, la guerre, le devoir, les honneurs. Ce sang noir est passé du père au fils, et on comprend mieux l’origine de cette foi politique dont il arrose ses albums depuis 35 ans, au petit calibre dans les Adèle Blanc-Sec ou Nestor Burma, à la Grosse Bertha dans la tripotée de titres sur la Commune de Paris et les deux boucheries planétaires.

Mais trêve de freudisme, cet incident médiatique (ceux qui ont refusé la Légion d’honneur ne sont pas… légion, et plutôt fameux, de Sartre à Brassens) inspire deux réflexions. Primo, que la machine étatique fonctionne sur le même modèle qu’une grosse entreprise privée tentant de s’approprier les valeurs d’un artiste par une simple transfusion de sang publicitaire. Là où SFR s’acoquine avec Iggy Pop pour montrer combien l’opérateur est cool et même un peu rebelle, le président soigne sa gauche en tentant une OPA amicale sur le dessinateur. Ce processus de récupération tue tout pouvoir de subversion de l’artiste et javellise son propos. Grand résistant au politiquement correct, Tardi a logiquement refusé cette mascarade. La seconde leçon, c’est que ce bras d’honneur salutaire met paradoxalement en lumière l’absence de forts en gueule et de râleurs célestes dans le paysage médiatique actuel. Qui joue encore le rôle de poil à gratter? Qui réveille encore nos consciences ramollies d’un coup de pied dans le consensus? On ne croise plus dans le poste que des humoristes tièdes et des analystes télégéniques propres sur eux. Ça n’a l’air de rien mais il en faut dans le slip pour refuser une récompense alors que son éditeur a dû lui rappeler que c’était bon pour les ventes, ou pire, qu’il ne s’agissait que d’une simple formalité sans engagement. Merci monsieur Tardi pour cet acte de bravoure!

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