Critique | Livres

L’ange Esmeralda

Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

NOUVELLES | Le recueil de nouvelles L’ange Esmeralda plonge dans le réservoir intime de Don DeLillo: une dissection du mal-être contemporain sur fond de mélancolie.

DE DON DELILLO, ÉDITIONS ACTES SUD, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR MARIANNE VÉRON, 256 PAGES. ****

D’une discrétion évoquant parfois la réclusion paranoïaque d’un Thomas Pynchon, l’Américain Don DeLillo cultive sa vie privée comme un champ d’espèces rares. On ignorait donc qu’il arrivait au romancier de pratiquer la forme courte -ce recueil de nouvelles est le premier à nous parvenir en traduction.

Réflexe sans doute très européen: on ne peut s’empêcher d’aborder ces brèves de l’auteur d’Americana comme une sorte de laboratoire à sa « vraie » production, d’antichambre à son grand oeuvre, certaines des neuf histoires choisies débroussaillant explicitement le terrain des ambitieux romans à venir, L’homme qui tombe, Outremonde ou Cosmopolis (adapté en 2012 par David Cronenberg dans le film du même nom) en tête. C’est oublier qu’aux Etats-Unis, cours d’université expressément dévolus au genre ou réseau de magazines prestigieux faisant commande aux écrivains, on porte un véritable intérêt à la nouvelle. De 1979 à 2011, Don DeLillo a ainsi calibré son imagination pour publier dans Granta, Harper’s Bazaar, Esquire ou The New Yorker -le saint des saints.

Ile paradisiaque dont on ne peut plus décoller, quartiers déshérités du Bronx sur fond de tourisme de la honte, répliques annoncées d’un tremblement de terre en Grèce, centre de détention déréalisant pour criminels de la crise financière en col blanc, annonce d’une Troisième Guerre mondiale: les nouvelles réunies sont inévitablement inégales (les plus fascinantes s’appellent Création, L’ange Esmeralda, Dostoïevski à minuit, La Famélique), mais toutes exsudent une menace de malaise et d’insécurité diffuse. A les lire en succession chronologique, on découvre avec effroi que, travaillées par la question du temps, les nouvelles du prophétique DeLillo n’ont semble-t-il cessé de ronger le mal qui s’est cristallisé au matin du 11 septembre 2001 en Amérique.

Tenter de ne pas disparaître

Silhouette encapuchonnée surgissant dans les rues hivernales d’un campus universitaire, femme au foyer pratiquant des exercices de stabilisation pour ne pas disparaître, homme qui tente littéralement d’évaporer ses angoisses dans l’enchaînement clair-obscur des salles de cinéma, héros s’entendant parler comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre: les personnages de DeLillo évoluent dans un nuage d’irréalité. Comme enferrées à leur propre fiction, leurs existences, tout juste captées entre apparition et dématérialisation, reposent sur des facultés essentielles de sensation, sur de simples jeux de lumière. Une conscience cosmique d’être au monde, quasi science-fictionnelle: « S’agissait-il de l’univers et de notre place lointaine et fugace en tant que Terriens? Ou d’autre chose plus intime, des gens dans des pièces, ce que nous voyons et ce que nous manquons, la façon dont nous passons les uns à travers les autres, année par année, seconde par seconde? »

Cet égarement, DeLillo le reconduit dans une langue sublime, hypnose rythmique avant d’être intelligible: il y a une part secrète, cryptée dans ses images, une qualité d’impulsion dans sa poésie, une abstraction soyeuse, mélancolique dans ses mots -un pur moment de flottement au monde. Il y a quelques années, il déclarait: « Je pense que mon travail a toujours été façonné par le mystère; la réponse finale, si du moins il en existe une, est en dehors du livre. » C’était en 1988: le monde a changé, l’énigme est intacte.

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