Serge Coosemans

De la Marc-Ysaysation des esprits

Serge Coosemans Chroniqueur

Gare à la Marc-Ysaysation des esprits quand on généralise sur des choses qui n’ont pour ainsi dire que des rapports plutôt ténus entre elles, nous avertit Serge Coosemans, après avoir enfin lu un texte qui tourne sur les réseaux depuis un an. Sortie de route, S03E13.

Je garde d’une prestation des 2 Many DJ’s au Mirano, vers 2002 je pense, un souvenir assez fantastique. Une impression de joyeuse apocalypse, de bamboche hilarante. Pourtant, je n’attendais rien d’eux. Je les avais déjà souvent vu aux platines, notamment aux Fêtes de Gand, et je n’avais jamais été très emballé par leur art de touiller de la new-beat avec de la country, pour faire court. Ce soir-là, à Bruxelles, ils furent pourtant magiques, durant deux bonnes heures, à balancer electroclash et punk, disco et acid-house. Avant que le soufflé ne retombe, qu’ils se remettent à mal mixer du R&B bien putassier à de vieux Diana Ross. Un puriste de la night m’avait expliqué que ce brusque changement d’ambiance en plein milieu de la prestation n’était guère étonnant. Les 2 Many DJ’s étaient devenus des tricheurs! La partie apocalyptique de leur set tenait sur DAT et avait été préenregistrée en studio. Quand ils se sont mis à jouer de la soupe et à rater quelques enchaînements, par contre, c’était en direct. Pour ce camarade, cela tenait non seulement de l’escroquerie pure et simple mais c’était aussi carrément une hérésie.

Publié il y a un an dans The Guardian, un billet d’humeur du journaliste Bill Brewster (co-auteur de l’encyclopédique Last Night a DJ Saved My Life) refait régulièrement surface sur les réseaux sociaux et résume au mieux cette attitude de défiance de certains acteurs de la nuit envers les sets préenregistrés. Pour eux, c’est de l’interaction entre le deejay et le dancefloor que naît le fun, éventuellement la magie. Si le set est préenregistré et ne tient pas compte de ce qui se passe dans la salle, si le tempo et le mood ne changent pas, alors, le performer ne serait rien de plus qu’un jukebox humain. Dans sa chronique, Brewster vise surtout les stars de l’EDM (electronic dance music, l’étiquette américaine pour l’électro commerciale), comme Calvin Harris, Steve Aoki et Tiësto, dont les sets (à priori préenregistrés, même s’ils s’en défendent) tiennent davantage du show obéissant à certains codes esthétiques et scéniques du rock, voire du heavy métal, que d’une évolution quelconque de la culture club. Le journaliste anglais déplore le manque d’interaction, estimant que ces deejays EDM se contentent de prester un spectacle plutôt que de vous « emmener dans des endroits où vous n’auriez jamais pensé aller avant de vous y retrouver ».

C’est en fait assez biaisé, comme vision, si je puis me permettre. On flirtouillerait même carrément avec une attitude à la Marc Ysaye, ce Torquemada du rock à papa pour qui le rock, c’est comme ci et pas comme ça. Déjà, je trouve que Brewster, comme beaucoup d’autres, idéalise un poil trop le deejay à l’ancienne, vu que ce dernier peut s’avérer tout aussi jukebox (plus même, si on tient compte du fait que le public peut lui demander des morceaux) que ceux à la David Guetta qui miment l’ecstase les bras en l’air alors que tourne un CD. Rappelez-vous les années 80, où sortir dans certaines boîtes pouvait drôlement ressembler à un remake de Groundhog Day, tellement les mecs passaient chaque semaine exactement les mêmes séquences musicales, dans le même ordre, et se piquaient les idées les uns aux autres. Rappelez-vous la techno des années 90, quelqu’un comme ce putain de Darren Emerson, dont les sélections faisaient passer les travaux au marteau-piqueur pour du Mozart.

La Marc-Ysaysation des esprits nous pend tous au nez et se combat chaque jour. Il faut s’interdire de généraliser comme le font trop de militants, de puristes, de old timers. Il n’est pas très pertinent d’aller prétendre que les règles et les codes valables chez les puristes d’une sous-culture élitiste doivent également s’appliquer dans ce qui n’est jamais que du gros showbizz à grosses ficelles. Le deejay prestant à Las Vegas et dans les stades n’est pas une version dégénérée du deejay prestant dans des soirées de 500 personnes « vinyl only ». C’est une autre discipline, comme les concours DMC où les mecs mixent avec leurs coudes n’ont pas grand-chose à voir avec l’animation de bars le samedi soir. Reprocher à un deejay qui preste 2 heures dans un stade américain d’user d’artifices davantage issus de la tradition rock que de l’héritage dancefloor, c’est la même démarche, totalement issue de la tradition Marc Ysaye, que de partout claironner que le rock est mort quand ceux qui le jouent ont décidé de le jouer autrement que les Beatles et Phil Collins. La voie rapide vers la momification de l’esprit, en d’autres termes.

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