Serge Coosemans

Qu’est-ce qui fait danser les filles

Serge Coosemans Chroniqueur

Ce vendredi soir, en after des projections du Brussels Film Festival, Serge Coosemans était chargé d’ambiancer le Foyer du Studio 4. Une bonne occasion de nous dévoiler ce qui se passe dans la tête d’un DJ avant, pendant et après son passage aux platines. Sortie de Route, S03E35.

Qu'est-ce qui fait danser les filles

Bien avant

Ce n’est pas systématique chez moi mais parfois, il y a d’abord le trac. Il vient dans l’après-midi, souvent après le déjeuner. C’est pourquoi j’ai longtemps été dans le déni, attribuant cette déconcentration teintée d’angoisse diffuse, ces gargouillis et cette envie de disparaître à la tache verte sur le rosbif, aux effets secondaires de cette tige de gluten concentré qu’on appelle « baguette de pain » en Belgique ou encore à trop de liquide vaisselle dans la cafetière. Mon trac a ce côté démesurément ridicule: je ne joue que dans des appartements et des petits bars, pas souvent en plus. Mon public est facile, ami et bienveillant et, malgré tout, il me fout une sacrée pétoche. C’est d’autant plus grotesque que tous les trois ans environ, quand je me retrouve sur une scène plus importante, devant un parterre de centaines d’inconnus, je suis alors tellement excité, j’ai alors tellement envie d’en découdre, que je n’ai pas le trac. Du tout. Bref, je vomis avant de passer des tubes à des anniversaires de 30 personnes alors que je lis tranquillou le journal 5 minutes avant de sélectionner de la musique que je ne maîtrise pas forcément pour 300 kékés de l’underground totalitaire. Le comprenez-vous? Moi pas.

A la dépression du trac succède généralement une phase de violence cynique et d’absolue mauvaise foi où la Terre entière en prend copieusement pour son grade. C’est alors que l’on m’entend hurler des choses comme « Je n’en ai vraiment rien à foutre de cette soirée de glands. Je vais leur ruiner l’open-bar et puis c’est tout. S’ils n’aiment pas mon enchaînement Dead Kennedys-Gang of Four, je leur tape le Papa Pingouin et Carlos. A fond. Les potards dans le rouge. » Je suis dans ces moments là plus fort en gueule que Tony Montana, Nicolas Sarkozy et Benoît Poelvoorde réunis et ce fleuve de médisances et de gloriole maladive n’a évidemment qu’une seule fonction: m’auto-convaincre que j’ai des chances de me sortir vivant de la prestation à venir. C’est abominable, je me déprécie tout en me tressant des lauriers: « De toutes façons, je vaux bien mieux que tous ces blaireaux qui passent Daft Punk, étalent leur collection de disques et font du glitch à la con. Mon spectre musical est plus large que le Delta du Nil. Et pourtant, je reste modeste. MEILLEUR mais MODESTE. »

Tout juste avant

A cette phase d’agitation totale succède un immense calme. Ma digestion se remet à fonctionner, le goût de métal disparaît de ma bouche. Je suis dans un état second, pas vraiment là. Je ressens comme un grand vide. Comme un terrible ennui, surtout. Tout me semble loin, irréel. C’est accentué par le fait que plus un deejay joue tard, plus d’autres jouent avant lui. Or quoi de plus ennuyeux que d’attendre son tour? Chez Actiris, au boucher, chez le dentiste ou aux platines, c’est pareil: quand on attend, on s’emmerde. Il se fait juste que contrairement à chez Actiris, dans les endroits où l’on deejaye, il est généralement loisible de picoler en attendant de passer au grill. Et donc, ça picole. Ce qui n’aide pas forcément à se mettre dans les meilleures conditions pour prester dignement.

Pendant

Vendredi soir, après le concert d’Antoine Antoine Antoine et une grosse heure de deejaying de fort bonne tenue par Billy Le Broncque, je me suis ainsi retrouvé à reprendre les manettes dans un état plus bourracho que je ne pensais l’être. Il m’a par exemple fallu une dizaine de minutes pour trouver le bouton EJECT des platines CD, heureusement que je tournais avec des compilations. Il n’y avait pas 50 personnes devant moi et comme les lights éclairaient plus qu’un poste frontière hongrois dans la nuit de 1975, je pouvais voir chaque visage. Ca peut être effrayant, surtout lorsqu’il y a peu de monde, car c’est paradoxalement alors que les gens sont le plus difficiles, méchants même, avec les deejays. Pour éviter ça, chacun son truc : moi, je me concentre sur une fille. J’analyse comment elle est habillée, coiffée, comment elle se comporte, ce qui peut en dire long sur ses goûts et ses attentes. Ce n’est pas forcément la plus jolie ou même la plus extravagante. Je ne la désire pas, je veux juste la faire danser, qu’elle fonctionne comme mon baromètre de la soirée. Ses réactions dictent ma sélection. C’est de la psychologie de comptoir de base mais dès qu’une fille danse, les autres filles dansent aussi et c’est ça que je vise, faire danser les filles. Faire danser les mecs, les hétéros blancs du moins, ça ne sert à rien. Ca transforme juste le dancefloor en vestiaire de foot beuglant. Il faut d’abord faire danser les filles, parce que ça, ça fait oublier le foot, vu que ça réveille surtout le zizi des singes qui vont se mettre à tourner autour des filles qui dansent, ce qui reste après tout la clé d’une soirée réussie. Pour ce faire, j’aligne mes classiques: I Heard It Trough The Grapevine dans la version des Slits, The Clapping Song de Shirley Ellis, un bon vieux Liquid Liquid, les Chk Chk Chk, I Wanna Be Your Dog des Stooges… Je fais ma grosse pupute avec Girls & Boys de Blur aussi, ce grand plaisir vicieux. Les filles dansent et les vodka que l’on me rapporte du bar sont de mieux en mieux servies, ce qui laisse supposer que le staff est lui aussi content. Faire danser les filles et plaire aux barmen. Bukowski aurait fait un excellent deejay.

Après

L’adrénaline procurée par ce genre de trac/déni/catharsis met un moment à redescendre, surtout si marinée dans la vodka. Le meilleur moyen de l’achever, c’est encore le snack. Faut s’en choisir un où les types qui découpent le kangourou ressemblent tous à John Lurie, parlent en monosyllabes gutturales et servent des trucs qui ne respectent pas la chaîne du froid. Mais ça, pas besoin d’être deejay, tous les pochetrons le savent. En vous remerciant, bonsoir.

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