Parité dans le secteur culturel: égales et ego

Rassemblement de femmes au Théâtre national, le lundi 4 juin : le malaise est grand dans le secteur culturel. © Estelle Spoto
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Abus de pouvoir et inégalités criantes entre hommes et femmes: le secteur culturel, et celui des arts de la scène en particulier, est en ébullition. Et le combat s’organise.

Bruxelles, lundi 4 juin. Sur le coup de 13 heures, une petite foule se forme sur le boulevard Jacqmain, au niveau de l’entrée du Théâtre national. Elles arrivent à pied, à vélo, de tous côtés. Certaines sont enceintes, d’autres avec leur bébé. Des feuilles au format A4 sont distribuées. Les participantes sont invitées à les brandir ou à les afficher sur elles. On peut y voir des diagrammes de statistiques, en camemberts et bâtons: « En arts de la scène, 70% des 30 organismes les mieux financés sont dirigés par des hommes. Ils gèrent 80% des budgets concernés »; « En arts plastiques, 100% des nominés du Belgian Art Prize 2019 étaient des hommes, avant que le prix ne soit annulé »; « En littérature, 70 % des bourses ont été attribuées à des hommes en 2017 »; « En théâtre, 26% des organismes contrat-programmés sont dirigés par des femmes. Elles gèrent 20% des budgets concernés »; « En musique classique, 90% des subsides octroyés via un contrat-programme sont gérés par des hommes »; « En cinéma, 68% des aides à la production ont été attribuées à des hommes en 2015 »; « En radio, 74% des émissions diffusées sur les sept chaînes les plus écoutées sont animées par des hommes »; « En télévision, 62% des journalistes et animateur.trice.s principaux.ales sont des hommes. 80 % des expert.e.s interrogé.e.s sont des hommes »; « Le Conseil de l’art dramatique, qui donne des avis sur l’octroi des contrats-programmes en théâtre, est composé de onze hommes et une femme ». « En piochant dans des études existantes et les données disponibles, on a sélectionné des chiffres qui servent de signal d’alarme, précise Mathilde Alet, romancière. Mais on aimerait qu’une étude plus en profondeur soit réalisée pour avoir une photographie précise de la situation dans le secteur. »

Je crois qu’il y a une volonté mixte que cette situation change

Ce 4 juin, le groupe F(s), constitué de centaines de femmes du secteur culturel, toutes disciplines confondues mais venues essentiellement des arts de la scène, livre sa première action publique. Progressivement, les participantes entrent dans le théâtre et se rassemblent sur le grand escalier du hall d’entrée. Le timing n’a pas été laissé au hasard : c’est aujourd’hui, à 14 heures, qu’est présenté le bilan 2016-2017 des conseils d’avis oeuvrant dans le domaine des arts vivants, instances décisionnelles dont l’objectivité et la représentativité ont été régulièrement discutées ces derniers temps. L’ascenseur de l’entrée ayant été bloqué, les membres des conseils sont contraints de faire face aux manifestantes. Petit moment de malaise. Les mégaphones s’enclenchent et lecture est faite d’une déclaration, par plusieurs femmes, d’origines diverses – cela non plus n’a pas été laissé au hasard: « Ensemble, nous sommes ici pour rappeler notre invisibilisation systémique et le peu de place attribuée aux minorités dans nos métiers. […] Nous condamnons fermement le sexisme structurel du secteur en dénonçant sa mise en application: pratiques de harcèlement, hypersexualisation, droit de cuissage, inégalités salariales, une dévaluation systé- matique des femmes, qu’elles soient enceintes, mères ou célibataires. […] D’autres modèles sont possibles! Nous sommes en 2018. Ce système patriarcal, nous n’en voulons plus! »

Des murs

« La question de la composition des conseils d’administration, de la nomination des directeurs, des décisions de l’octroi des subventions sont des questions fondamentales, explique la comédienne, auteure et metteuse en scène Cathy Min Jung, repérée dans la foule. A qui donne-t-on le pouvoir, à qui donne-t-on l’argent, à qui donne-t-on la liberté de s’exprimer? Cette situation n’est pas nouvelle, mais la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, ça a été la nomination d’un homme à la direction du théâtre Les Tanneurs, même si ce n’est pas la personne elle-même qui est remise en question. On a appris qui avait été choisi pour faire partie du comité de sélection dans le processus de recrutement et on a reconnu là une situation de copinage, d’entre-soi, d’échange de bons procédés qui se reproduit systématiquement à chaque appel à candidatures pour un poste de directeur. »

Pour bien comprendre l’indignation actuelle, un flash-back est nécessaire, jusqu’en novembre 2017. Dans le sillage de l’affaire Weinstein, le journal Le Soir publie alors une série d’articles sur la situation en Belgique francophone. Catherine Makereel a mené l’enquête dans le secteur théâtral. Au fil de ses entretiens, un nom est revenu régulièrement, lié à des cas de harcèlement: David Strosberg, metteur en scène, ancien professeur à l’Insas et directeur du théâtre Les Tanneurs. Plusieurs femmes ont accepté de sortir de l’ombre et de témoigner. Parmi elles, il y a Pauline Rauzy, aujourd’hui commerçante indépendante, qui a travaillé aux Tanneurs sous la direction de David Strosberg. « Quand j’ai voulu dénoncer ce que je vivais, être entendue afin de sortir dignement de ce théâtre, j’ai été confrontée à énormément de murs, se souvient-elle. Un mur face à la personne de confiance qui ne m’a pas écoutée, face à la médecine du travail qui me décourageait de porter plainte, un mur quand je me suis adressée plusieurs fois au conseil d’administration. » Le 20 novembre, frappée par l’absence de réaction forte du secteur par rapport aux articles du Soir, Mylène Lauzon, directrice de La Maison du spectacle La Bellone, prend la plume pour une lettre ouverte. « On fait face ici à un classique des situations de harcèlement entre homme et femme, où l’affaire se conclut par la disparition des victimes et la protection de celui qui est en position de force. Il se trouve que tout est fait dans notre culture pour éviter que la justice acte de quoi que ce soit », peut-on y lire. Le 22 novembre, 150 signataires d’une lettre ouverte interpellent Alda Greoli (CDH), ministre en charge de la Culture, sur la situation aux Tanneurs. Ce même jour, la ministre annonce qu’elle suspend la signature du contrat-programme des Tanneurs, alors en pleine renégociation. Le 4 décembre, le conseil d’administration et l’assemblée générale des Tanneurs livrent un communiqué: la décision de « se séparer de Monsieur David Strosberg » a été prise.

Un communiqué de la ministre de la Culture Alda Greoli du 30 mai dernier prouve que la prise de conscience est réelle.
Un communiqué de la ministre de la Culture Alda Greoli du 30 mai dernier prouve que la prise de conscience est réelle.© Jean-Marc Quinet/belgaimage

Des quotas?

« Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de décortiquer tous ces mécanismes qui font que ce qui est mis en place pour lutter contre le harcèlement est inefficace », poursuit Pauline Rauzy. En collaboration avec La Bellone et le Réseau des arts à Bruxelles, elle coorganise un cycle de rencontres intitulé « Pouvoirs et dérives » – ouvert à tous, hommes et femmes, puisque la problématique s’applique à tous les genres – qui aura lieu du 18 au 22 juin (1). « L’idée est de sortir du cas Tanneurs et de proposer une réflexion collective pour tout le secteur afin que ce genre de cas n’arrive plus, précise Cora-Line Lefèvre, cofondatrice du bureau de développement, de production et de diffusion Habemus Papam, modératrice de la première soirée du cycle. Je crois qu’il y a une volonté mixte que cette situation change. Mais la remise en question n’est pas simple, les situations d’abus sont tellement ancrées dans les pratiques qu’on ne s’en rend même plus compte. L’enjeu premier, c’est de dire: ça existe et ce n’est pas normal! Il s’agit de mécanismes universels, mais avec des spécificités propres aux arts de la scène. C’est un domaine où l’on travaille par passion, avec l’idée d’un engagement total. Puis, il y a la précarité dans laquelle on doit mener sa carrière, la difficulté d’obtenir le statut d’artiste… Tout cela engendre indirectement des pratiques qui ne sont ni saines ni égalitaires. »

Un secteur qui manque de contre- pouvoirs pour servir de remparts à celles et ceux qui sont en position de faiblesse et où la domination masculine est, ne serait-ce que statistiquement, perceptible: voilà les deux éléments que l’affaire Strosberg et ses suites ont mis en évidence. Quant aux pistes de solutions, la possibilité d’introduire des quotas est envisagée. « L’expérience suédoise des quotas visant à renforcer l’égalité hommes-femmes a vu de réels résultats, sans créer de conflits. La parité dans les directions et les programmations, l’égalité des chances dans les carrières artistiques est une question de démocratie », a notamment affirmé Sophie Deschamps, présidente de la SACD en France (2), où les disparités sont aussi effarantes qu’en Belgique.

Un communiqué de la ministre Alda Greoli, publié le 30 mai dernier, a prouvé que, dans les hautes sphères, la prise de conscience des problèmes était réelle. Il annonçait l’approbation de « l’avant-projet de décret portant création du Conseil supérieur de la culture et organisant la fonction consultative et la représentativité des pouvoirs publics en matière culturelle », en veillant notamment « à une représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein du Conseil supérieur de la culture et des commissions transversales sectorielles ». Les lignes seraient-elles en train de vraiment bouger?

(1) Cycle de rencontres

« Pouvoirs et dérives », à 17 heures.

Le 18 juin: « Harcèlement et abus de pouvoir/Définitions et réalités ».

Le 19 juin: « Gouvernance ».

Le 20 juin: « Intégrer les genres dans le management ».

Le 21 juin: « Responsabilité des directeur.rice.s ».

Le 22 juin, à 14 heures: Forum ouvert, à La Bellone à Bruxelles, www.bellone.be

(2) Dans une rencontre publique au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris le 8 mars 2016, relayée dans le numéro 129 d’Alternatives théâtrales, « Scènes de femmes- écrire et créer au féminin ».

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