Mount Olympus de Jan Fabre, guerre et paix

Un show qui questionne les limites de la concentration, du sommeil et du corps. © Wonge Bergmann
Nurten Aka
Nurten Aka Journaliste scènes

Avec Mount Olympus, Jan Fabre et 28 performeurs, danseurs et acteurs font un succès avec l’inimaginable : un spectacle de 24 heures non-stop inspiré des tragédies grecques, bientôt à Bruxelles. Une catharsis réussie, à laquelle Le Vif/L’Express a assisté à Anvers.

Jan nous a dit : « On va jusqu’au bout des 24 heures. Si à la fin, on a encore 50 ou 100 personnes dans la salle, je serai déjà heureux », expliquent Annabelle Chambon et Cédric Charron, performeurs qui collaborent avec l’artiste depuis seize ans. C’est dubitatif que l’artiste anversois Jan Fabre (lire le grand entretien page 8) a lancé le défi. Pourtant, l’histoire du théâtre a démontré que les spectacles hors normes rencontrent leur public, attiré par l’exceptionnel… Et Mount Olympus est régulièrement « sold out ».

Force d’émotion

On découvre le spectacle au Toneelhuis d’Anvers. Le show est un long playing plein de héros de tragédie grecque (Oreste, Jocaste, Médée, OEdipe, Antigone, Hercule, Agamemnon, Clytemnestre…) rarement nommés sur scène, mais qu’un programme reçu à l’entrée aide à reconnaître. 24 heures de Jan Fabre, c’est insolent, et excitant. Sa durée exceptionnelle le laisse deviner : il ne s’agit évidemment pas de rester rivé à son siège, et le spectateur peut donc entrer et sortir à sa guise sans perdre le fil, la pièce prévoyant en outre trois « Dream Times » où les artistes viennent faire… la sieste sur scène. Première évidence : Mount Olympus est un show qui questionne les limites de la concentration, du sommeil et du corps. Là où il est montré, des lits de fortune, un bar-resto ouvert toute la nuit, un écran live sont prévus. On a même vu certains théâtres proposer des séances de yoga ! A Anvers, on s’écroule quelques heures sur un immense pouf dans un couloir pour émerger à 8 heures, avec une danse, Taranta, toute en percussions joyeuses, « spasmes » et transe. Quel réveil ! Il y a quelque chose de sympathiquement populaire dans ce genre d’aventure. On lâche la bride des habitudes théâtrales. Tout est plus cool : on enlève son tee-shirt, on se balade pieds nus, on épluche une orange les yeux braqués sur la scène.

Des artistes tels des
Des artistes tels des « athlètes en émotion ».© Wonge Bergmann

Mais comment ces artistes (un casting intergénérationnel) vivent-ils cette expérience limite de l’autre côté du rideau ? « En coulisses, on a un chaudron avec une potion magique : gingembre, menthe, citron, raconte Annabelle Chambon. Pour moi, le plus étonnant est ce passage à travers la nuit sur un plateau. Quand vient le jour, c’est comme si on avait fait une grosse fête toute la nuit mais sans en avoir les conséquences, être complètement abasourdi. Il y a une fatigue mais en même temps une force qui soutient. Au moment où l’on monte sur le plateau, l’esprit se connecte avec le corps et on peut donner encore plus ! » Cédric Charron : « On est très soudés pour endurer ensemble la fatigue, délivrer une oeuvre, la porter à bout de bras. On arrive comme des athlètes. C’est comme cela que Jan nous appelle : des « athlètes en émotion ». »

Art de la provoc

Art total, pièce monumentale, artistes intrépides : dans Mount Olympus, l’oeuvre est énorme, dans sa longueur, mais aussi dans son style dionysiaque, de chair et de sang. Des héros, des dieux, le destin. Des passions et des vengeances meurtrières troublantes prenant la forme de parricides, infanticides, incestes, etc. Les scènes sont souvent frénétiques, parfois contemplatives. Folie collective et tourments intérieurs. Il y a aussi des moments drôles, quelques virages kitsch mais surtout de superbes images, parfois crues.

On n’est pas forcément convaincu par l’ouverture du spectacle : deux hommes-chiens mettant leur nez-museau dans l’anus de deux hommes-statues pour annoncer la catastrophe d’une ville frappée de maladie comme dans un mégaphone. On se rappelle qu’avec des oeuvres de ce gabarit, il faut d’abord laisser couler sans jugement.

La première chorégraphie – musique techno sertie de cris orgasmiques – est orchestrée par un Dionysos à la chair débordante, ceinturé de raisins. Il donne le « la » du spectacle et plonge les danseurs dans une folie dansée. Leurs slips finissent par s’ensanglanter, d’où tombent des morceaux de viande (coeur, foie, etc.) qui envahissent le plateau, devenu champ de massacres, ou scène de guerre. Puissante aussi est la confrontation entre Médée et Jason qui bégaie, complètement sonné : « Tu as tué nos enfants par amour pour moi, c’est ça ? » D’une grande beauté sera la scène où les héroïnes, jambes écartées, sortent de leur vagin le fil de leurs douleurs, qu’elles répètent à l’envi sur un ton lancinant.

Des scènes tantôt contemplatives, tantôt frénétiques.
Des scènes tantôt contemplatives, tantôt frénétiques.© Wonge Bergmann

Le public, lui, encourage les performeurs, dont les scènes sont étirées jusqu’à l’épuisement. Ce qui donne au spectacle un goût de rituel et une force d’émotion. Ainsi, dès les premières scènes, on assiste à un entraînement militaire avec des performeurs qui sautent à la corde (une chaîne en métal !). Vingt minutes intenses : la foule applaudit à tout rompre. « C’est la première fois qu’on vit ça. De voir à quel point les spectateurs nous supportent. C’est fou ! Dès les premières représentations, on ployait sous la générosité du public. Mais avec Jan Fabre, on a tous ce désir d’aller vers ce qui nous surpasse. On joue avec nos limites mais… c’est précisément joué. »

« Décadanse » de chair et de sang, de corps et d’humeurs… Provocateur, Fabre ? L’artiste est cohérent, sans gestes gratuits, proche d’Antonin Artaud, Jérôme Bosch ou Rodrigo Garcia. « Le monde est fait de viande, de violence et de sexe. Sur scène, on les manipule, rappelle Cédric Charron. C’est une violence théâtrale, projetée. Le sexe aussi. Ce sont des images. Jan est un amoureux du corps qu’il explore. Larmes, sperme, sang, sueur… c’est une ode au corps qui n’a rien de provocant. La catharsis poursuivie par Mount Olympus tente de purifier les excès de passion du monde comme l’overdose de violence. Le spectacle dénonce la violence avec un discours d’empathie qui dit qu’il n’y a pas de grand héros mais un héros en chacun de nous. »

Deux heures suffisent à faire décisivement entrer dans une cadence qui se poursuit tambour battant jusqu’au superbe final. Dans une des toutes dernières scènes (Devons-nous honorer nos héros ?), des performeurs, bariolés par une orgie clash de peinture à la Pollock, se jettent dans une course effrénée. Chacun y défend dans sa langue le culte du héros et l’honneur du pays mais est à chaque fois entrecoupé par un cri collectif : « Now give me all the love you’ve got. » Un message férocement soutenu par les cris du public. Après tant de folie et de tragédie, la purgation des passions a opéré. Après l’ouragan du spectacle, on sort dans le calme, comme nourri à l’humanisme des derniers mots de Mont Olympus, en écho à notre époque : « Take the power back. Enjoy your own tragedy. Breathe, just breathe. And imagine something new. »

Mont Olympus, au Kaaitheater, à Bruxelles, le 24 septembre à 16 heures. Spectacle sous liste d’attente. Toutefois, il sera diffusé en direct au foyer du Kaai, ainsi qu’en ligne sur kaaitheater.be et bruzz.be

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