J’accuse: femmes au bord de la crise de nerfs

Cinq femmes pour cinq monologues libérateurs. © Florine Delory
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Transplanté de Montréal à Bruxelles grâce à une adaptation rondement menée, J’accuse, de l’auteure québécoise Annick Lefebvre, libère une parole féminine longtemps contenue, trop peu entendue. Ça tape dur, mais ça tape juste, avec ce qu’il faut d’humour et d’autodérision.

Elles sont cinq. Il y a La Fille qui encaisse, vendeuse dans une boutique de lingerie (Sarah Lefèvre), La Fille qui agresse, à la tête d’une PME (Isabelle Jonniaux, ici à la fois comédienne, metteuse en scène et dramaturge), La Fille qui intègre, venue d’ailleurs, qui aimerait bien rencontrer un vrai mec du cru (Jessica Fanhan), La Fille qui adule, fan absolue d’une chanteuse à voix (Muriel Legrand), et La Fille qui aime (Annie Darisse), double de l’auteure qui se lance dans une apologie enflammée de l’amitié. Tour à tour, elles vont prendre la parole, sous des vidéos de ciels.

Et ça dégomme… Les cinq monologues de J’accuse (1), la Québécoise Annick Lefebvre les a tirés d’expériences et de témoignages accumulés pendant une dizaine d’années auprès de femmes de son entourage. « Je sentais que beaucoup étaient sur le point d’imploser, qu’il y avait là des pulsions qui n’avaient pas d’endroit pour s’exprimer et que le théâtre était peut-être un lieu pour que ces choses-là soient dites, explique-t-elle à propos de la genèse du spectacle, créé en avril 2015 à Montréal. Une autre motivation était que, sur nos scènes, il y avait peu de personnages féminins complexes et intéressants, qu’ils étaient toujours cantonnés dans des rôles de « femme de », « mère de », « maîtresse de » d’un personnage masculin et j’avais envie de faire bouger ça. »

Il y a dans J’accuse la nécessité de libérer une parole, que l’on retrouve aussi dans Les Barbelés (2), autre texte d’Annick Lefebvre actuellement présenté au théâtre de La Colline à Paris, où une femme n’a plus qu’une heure avant que les fils barbelés poussant dans son corps lui envahissent définitivement la bouche. Tout autant que le style si particulier de l’auteure, fait de longues phrases, complexes, construites sur des énumérations, cette urgence de dire a marqué Isabelle Jonniaux quand elle a découvert le texte et l’a poussée à le monter en Belgique. « Ce qui m’a touchée, c’est qu’il y a quelque chose qui se passe à Montréal et ici en Belgique, confie cette dernière. On est les mêmes femmes. On n’a pas grandi dans les mêmes références, mais on a les mêmes pulsions, les mêmes ras-le-bol, il y a quelque chose qui nous relie. »

D’Isabelle à Lara

« Si je m’agrippe après le poteau central avec mon couvre-chef aux teintes top tendance qui fittent avec les couleurs saisonnières des collections de prestige qui se détaillent les yeux de la tête chez Ogilvy pis Holt Renfrew, c’est pas pour rire dans les faces des autres voyageurs, non! C’est juste parce que mes accessoires féminins trop cutes qui s’agencent à peine avec la désuétude des trois quarts de ce que je porte, ben je les deal au cost! » Pour être compréhensible par un public belge, J’accuse, pétri d’expressions locales, d’anglicismes, citant abondamment des marques, des lieux et des personnalités typiquement québécoises, nécessitait un solide travail d’adaptation.

Annick Lefebvre a donc passé six semaines à Bruxelles pour s’imprégner des réalités du plat pays et pour trouver, avec l’aide d’Isabelle Jonniaux, les équivalents bruxellois des nombreux ancrages montréalais de son texte. Ainsi, Isabelle Boulay, motif récurrent dans les cinq monologues, est devenue Lara Fabian. Jeff Fillion, animateur de radio positionné très à droite, s’est transformé en Bart De Wever. Passant d’un bilinguisme (français et anglais) à l’autre (français et néerlandais), la PME Passion Confort/Passion Comfort a été rebaptisée Passion Confort/Comfort Passie… Un des écueils les plus compliqués à surmonter a été la relative politesse du Belge pour « traduire » les innombrables « ciboire », « câlisse » et « crisse » du texte original. « J’accuse est une pièce qui sacre passablement, précise l’auteure. Au Québec, on s’amuse à conjuguer les sacres, à en faire des adverbes… On prend beaucoup de libertés par rapport à ça alors que vous les Belges, vous êtes pauvres en mots grossiers. C’était très troublant. Tout ce champ lexical sacré au Québec, c’est presque banal, c’est devenu nos virgules et nos points. Si on l’avait utilisé de la même façon en Belgique, en accumulant les « putain » « bordel », « conne », ça aurait apporté une dimension trop forte. »

D’une version à l’autre, Huguette Gaulin, poétesse qui s’est immolée par le feu sur la place Jacques Cartier de Montréal à 28 ans, en 1972, en déclarant « Vous avez détruit la beauté du monde » (Luc Plamondon en a tiré la chanson Le Monde est fou, interprétée notamment par… Isabelle Boulay), est devenue Laurence Vielle, notre poétesse nationale. Sauf qu’au Québec, tout le monde connaît Huguette Gaulin alors que peu de Belges savent que la fonction même de poète national existe. « Le poète national fait partie de ces choses qui existent symboliquement mais qui sont peu connues, développe Isabelle Jonniaux. Ce sont des tentatives pour parler d’une Belgique unie, alors qu’il n’y a pas de culture nationale. C’est un paradoxe. » « Quand on parle du Québec, il y a une foule de références assez claires et précises qui nous viennent en tête alors qu’en Belgique c’est plus flou, difficile à cerner, rebondit Annick Lefebvre. Votre rapport à la France est aussi complètement différent du nôtre. Vu notre passé, nous sommes toujours en résistance. Concernant vos artistes, vous ne savez pas vraiment qui est belge, qui est français, tout est un peu amalgamé mais vous n’avez pas peur de ça. Nous, ça nous effraierait complètement qu’on puisse confondre un artiste français avec un artiste québécois. »

Dans sa transposition, J’accuse (comme « accuser un coup » plutôt que comme « accuser de quelque chose ») parle autant de ce que c’est qu’être femme aujourd’hui que de ce que c’est qu’être belge. On y parle de solitude, d’intégration, d’admiration et de clichés, des petits combats quotidiens pour se faire une place, des inégalités entre sexes visibles jusque dans la statuaire de l’espace public, mais aussi des eurocrates, des migrants et du roi Philippe. Brillant, mordant et totalement d’actualité.

(1) J’accuse, jusqu’au 9 décembre à l’Atelier 210, à Bruxelles, www.atelier210.be; du 25 au 27 janvier à l’Ancre, à Charleroi, www.ancre.be; les 29 et 30 janvier au centre culturel Jacques Franck à Bruxelles, www.lejacquesfranck.be.

(2) Les Barbelés, jusqu’au 2 décembre, à La Colline, à Paris, www.colline.fr.

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