Cirque et danse: le corps à rude épreuve

Wonders © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Au prochain festival bruxellois UP! de cirque contemporain ou dans le nouveau Tauberbach dansé d’Alain Platel, en tournée belge, le corps essaie de nouvelles formes de résistance et d’expression. Que font les torses et les mollets en 2014? Sans oublier les cheveux modernes?

Mais elles vont se scalper elles-mêmes! C’était à la mi-février aux Halles de Schaerbeek, deux Finlandaises dans un numéro qui n’a pas froid aux cheveux. Sanja Konsonen et Elice Abonce Muhonen, la trentaine, ont eu l’idée de ramener leur tignasse en un chignon sumo et d’y introduire un large anneau de fer. Armées de cette ronde prothèse, elles se lancent dans Capilotractées, 70 minutes partagées entre cabaret absurde à la Kaurismäki et tours de passe-passe avec lesdits cheveux. Elles se pendent donc de tout leur poids par l’anneau capillaire, valsent à plusieurs mètres du sol ainsi suspendues ou, plus fort encore, s’attachent tête-bêche pour défier la gravité. On fait: « Aaaah », on en reste comme deux ronds de flan, on ferme les yeux, on frissonne, on voudrait être finlandais: c’est bluffant et très culotté. Après toute cette gymnastique anti-permanente, les filles défont les lacets qui enserrent leurs cheveux et laissent pendre une longue toison -celle d’Elice doit dépasser le mètre- et du coup, ressemblent un peu à des femmes de caverne modernisées. Le public adore: la fildefériste et la trapéziste amènent partout en Europe ce show poilu qui exploite une partie du corps généralement au repos. Oui, c’est du cirque, même si Bouglione père se retournerait dans sa tombe doublée de peau de tigre en voyant ces chorégraphies ramenées à la danse, charpentées d’un scénario aux blagues visuelles dignes du muet.

Capilotractées
Capilotractées© Sébastien Armengol

Le cirque mute et creuse de nouvelles frontières, comme on le verra lors du prochain Festival UP! (lire le programme par ci-dessous) à l’image du Cirque Inextrémiste (sic) où un acrobate accidenté, en chaise roulante, grimpe dans un tractopelle grandeur nature, et fait valser ses partenaires avec un numéro qui emploie aussi des bonbonnes de gaz (vides).

Scaphoïde éclaté

Quintijn Ketels, lui, se contente de marcher au plafond. Ses pas lents qui glissent, synchronisés au reste de la silhouette, évoquant une sorte de moonwalk à l’envers. Lunaire et magique, Icare serait fier. C’est l’un des moments forts de Wonders, présenté fin mars dans le cadre du Festival UP! « Non, je ne peux pas expliquer comment je fais cela », rigole Quintijn en sirotant une boisson vitaminée dans un café de Flagey.

Le cirque a ses secrets, comme les avaleurs de couteaux ou les tronçonneurs de femmes en maillots. Mais cette création de la compagnie Side-Show -menée par Quintijn et sa compagne scénographe Aline Breucker depuis 2009- se rapproche aussi de l’idée d’une danse moderne nourrie de parfums cinématographiques.

Wonders
Wonders© Jim Graham

En scène, les protagonistes se portent, s’étreignent, s’empoignent, se malaxent. A un moment, les deux mâles saisissent la fille par les pieds et en jouent comme d’une toupie. Alors comment ce Gantois de 30 ans devenu bruxellois, d’un mètre 82 et 83 kilos, gère-t-il son corps? « Quand j’avais 20 ans, je ne faisais pas d’échauffement ou si peu, je ne m’étirais pas, maintenant je prépare longuement chaque spectacle, et tous les jours, que je joue ou pas, je fais de la barre. » A l’Esac (Ecole Supérieure des Arts du Cirque) d’Auderghem, il passe d’abord un bataillon de tests d’entrée: « On checke tes articulations, ta colonne, on te fait faire des pompes comme à l’armée. Après, c’est trois ans de cours où j’ai beaucoup fait de portés, de bascule et de banquine, ces acrobaties où l’on grimpe les uns sur les autres. » En troisième année, Quintijn suit un workshop chez Wim Vandekeybus, chorégraphe réputé pour ses engagements physiques: « Cette semaine-là m’a ouvert 1000 portes sur la façon de considérer le spectacle et aussi le rapport à la danse: pour moi, les frontières se sont effacées peu à peu, même s’il ne faut pas que le résultat soit bâtard. Mon corps est celui d’un acrobate, pas d’un danseur, c’est-à-dire qu’il est un peu plus raide. Dans l’acrobatie, on répète inlassablement le même mouvement: en danse, le corps est mieux employé, mieux protégé des blessures. » Quintijn se reçoit mal d’un double salto arrière et s’éclate le scaphoïde de la main gauche: « L’os du diable, trois ans de misère. Je partais en tournée avec mon plâtre, mes bras n’étaient plus fonctionnels. Je me suis formé pour compenser, vers des choses plus théâtrales, moins physiques. Le risque est toujours là. Quand je marche au plafond, mon corps souffre: après quelques représentations, il faut aller chez l’ostéo. Le corps s’entretient, comme une voiture (sourire). »

Travelos gantois

Fin février, le Théâtre 140 accueille pour deux soirs complets Tauberbach, la dernière création des Ballets C de la B. Sur une scène inondée de centaines d’habits, cinq danseurs et une actrice s’inspirent d’une histoire vraie -une femme vit dans une décharge de Rio- pour un spectacle d’autant plus émouvant que la musique est empruntée à Bach, réinterprétée par des… sourds. Les corps se fringuent et se déshabillent sur le tempo de Jean-Sébastien, créant une chorégraphie collective où il est beaucoup question de désir, de séduction et aussi de solitude. C’est souvent fulgurant de beauté, comme ce moment où le danseur à coupe iroquois se courbe à la manière d’un cygne qui aurait mangé du flamant rose. Le metteur en scène, Alain Platel, mène les Ballets C de la B depuis leur fondation à Gand, au milieu des années 80. En une quinzaine de spectacles, le succès est devenu international. Dans la conversation qui précède la représentation de Tauberbach, ce quinqua affable et parfaitement francophone mentionne à plusieurs reprises Pina Bausch. La chorégraphe allemande (1940-2009) est à la danse ce que Presley est au rock: matrice, source et pierre philosophale. Platel: « Pina a donné l’impression que n’importe qui pouvait bouger, que n’importe quel mouvement pouvait mener à la danse. On avait aussi l’impression qu’on connaissait les danseurs de ses spectacles, peut-être parce que ses créations étaient inspirées par les gens avec lesquels elle travaillait, que Pina leur posait des questions intimes et que celles-ci se retrouvaient en scène. »

Tauberbach
Tauberbach© Chris Van der Burght

D’où ces corps qui, chez Platel comme chez Pina, entraînent la personnalité de leur propriétaire vers « une danse bâtarde. Pour moi, à l’image de la Belgique, pays colonisé et influencé par de multiples cultures. Ce qui donne une très grande liberté aux corps ». Corps mouvant au gré des pays: quand les Ballets C de la B jouent à Taipei, ce sont 1000 Chinois qui applaudissent « Gardenia et ses travelos gantois ou anversois ». A Kinshasa, les Congolais plébiscitent Pitié! et son lyrisme d’opéra joué par des interprètes souvent en sous-vêtements. Une internationale de l’émotion où le corps change aussi avec l’époque: « Les millions ou milliards d’images qui parcourent Internet influencent sans aucun doute, même si je ne sais pas dire exactement de quelle manière, les danseurs et leur façon d’utiliser le corps. Tout cela rentre dans le processus, dans l’intime, dans le non-verbal. » Tout ce que les mots expriment moins bien que le corps humain.

Festival UP!: le programme

« Notre époque a dépassé la performance pure: les techniques circassiennes sont devenues celles de l’expression du corps et de la personne, d’une quête de soi. Les gens qui étudient le cirque aujourd’hui à l’ESAC ou dans d’autres écoles internationales viennent avec un potentiel de haut niveau -de la gymnastique, du sport, de l’acrobatie- et l’envie de développer l’art de la prouesse comme celui de l’image. Le corps est notre outil de travail mais le cirque est désormais décloisonné, ce qui n’empêche pas que, pour arriver à une certaine forme d' »exhibition », c’est hyper astreignant, autant que pour un sportif de haut niveau. »

La Meute
La Meute© Queralt Vinyoli

Catherine Magis (1969) est directrice artistique de L’Espace Catastrophe à Bruxelles, qui croise beaucoup d’aventures circassiennes. Elle est la programmatrice principale du Festival UP!, biennale de cirque qui, en seconde partie de mars, propose en une douzaine de lieux bruxellois, 22 spectacles sur une quarantaine de soirées. Catherine parle du corps collectif, comme dans le spectacle La Meute, où les acrobates se (re)composent en pyramides humaines, chacun étant vêtu d’un simple drap de bain accroché à la ceinture: « Ils se font envoyer en l’air dans des trucs de oufs (sic). Le message est clair: on se met (presque) à nu dans un travail collectif avec une foi aveugle, une confiance extrême. Si cela ne fonctionne pas, les acrobates risquent de se casser la gueule et de perdre, littéralement, leur « slip »… «  Au Festival UP!, le corps est forcément un transmetteur culturel, ainsi le duo homme-femme du Palestinian Circus. Catherine: « Je suis allée là-bas et j’ai compris que la mixité est une réalité difficile. Mais quand tu es dans la pratique circassienne, tu n’as pas d’autre choix que d’entrer en contact physique. Alors ces deux-là, Ashtar et Fadi, sont sortis de Palestine et ont suivi des formations en Italie ou en France, ont fait leur parcours, souvent tiraillés entre les réalités de l’Occident et de l’Orient. C’est pourtant là qu’ils vont pouvoir faire passer leurs propositions d’un « autre corps » mais pas seulement: ils peuvent aussi être amenés à travailler avec des artistes israéliens, par exemple, franchir des frontières qui ne paraissaient pas forcément possibles. »

Palestinian Circus
Palestinian Circus© Véronique Vercheval

Le cirque voyage dans le temps -depuis au moins 1000 ans- comme dans les géographies. Ou dans l’identité, notamment sexuelle. « Longtemps, le corps au cirque a été divisé entre les machos et les femelles paillettes qui devaient être belles et se taire (sourire). En partie grâce aux écoles de cirque, le rôle des hommes et des femmes a été redistribué, le cirque s’est personnalisé. » Citant au passage l’étonnant spectacle Extension du Cirque Inextrémiste -où un gars en chaise roulante « manipule » ses comparses via une grue-, Magis souligne la force qui préside aux créations circassiennes, poreuses à la danse, au théâtre, aux images et disciplines en tout genre. « La force n’est plus seulement physique, elle est également mentale: désormais les meurtris de la vie -comme ce circassien qui a perdu une jambe suite à un cancer- continuent leur quête. Cela n’aurait pas été possible il y a encore 30 ans. Aujourd’hui, le cirque cherche et accepte des corps différents, comme ceux des handicapés mentaux qui ont travaillé avec des pros dans le spectacle que j’ai mis en scène (Complicités): au lieu de gommer les choses qui pourraient déranger, les circassiens travaillent désormais avec… »

  • FESTIVAL UP! EN DIVERS LIEUX DE BRUXELLES, DU 19 AU 30/03, WWW.UPFESTIVAL.BE
  • WONDERS DE SIDE-SHOW LES 26, 28 ET 30 MARS À LA MAISON DES CULTURES DE MOLENBEEK,WWW.UPFESTIVAL.BE
  • TAUBERBACH DES BALLETS C DE LA C DU 30 AVRIL AU 3 MAI AU KVS À BRUXELLES, ÉGALEMENT À GAND ET ANVERS EN AVRIL-MAI, WWW.KVS.BE

À lire également: notre sélection de spectacles musicaux dans la programmation foisonnante du Festival UP!.

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