Avignon 2015 IN: deux chefs d’oeuvres et une découverte en 5 jours, petite moyenne…

Richard III de William Shakespeare, mise en scène: Thomas Ostermeier. © Christophe Raynaud de Lage
Christian Jade Journaliste

Très politique, voire philosophique, la programmation du Festival 2015, conçue pour la 2e année par un « artiste », Olivier Py, et non plus par un « manager » culturel assisté d’un artiste. Platon tous les jours comme apéro, Shakespeare en majesté (3 chefs d’oeuvre) et un retour en force de la danse. Ce sont les fils rouges de l’ensemble.

Quand un critique débarque « en » Avignon, son premier devoir est de rendre compte de l’anthologie des titres machos dans le OFF bas de gamme. Le bouquet 2015? Pas terrible. Ma concierge est frappadingue, Edgar et sa bonne, Homme et femme, mode d’emploi. Deuxième devoir des 500 (eh oui, mondialisation oblige) critiques présents: rappeler les statistiques qui placent Avignon dans le marché mondial du tourisme culturel. En moyenne, le festival IN fait de 120.000 à 140.000 entrées avec un budget de 13,3 millions, pour 35 spectacles et des retombées économiques de 25 millions d’euros. Quant au OFF, on hallucine: plus de 1300 spectacles dans une centaine de lieux, avec plus de 1.300.000 billets vendus en 2014. Un marché dont les retombées sur la région ne sont pas bien connues, mais qui occupe 8500 personnes et ruine de nombreux jeunes enthousiastes, victimes de loyers abusifs et de recettes improbables. 1300 spectacles: une vraie « bulle spéculative ». Culture, fric et politique: à Avignon comme ailleurs, les lois du marché dominent.

Platon, pour calmer le jeu

Or donc, la République de Platon la philosophie politique règne en toute légèreté sur un ravissant jardin ombragé. À midi, tous les jours du festival, 50 minutes de dialogue socratique digeste et savoureux. Un apéro gratuit. Le philosophe marxiste Alain Badiou a adapté ces dialogues lus, avec un bel ensemble, par de jeunes comédiens et des personnes plus âgées, très concentrés. C’est beau à voir ce dialogue inter-générations. Badiou y introduit des anachronismes malicieux qui sonnent juste en cette période de turbulence gréco-européenne. La justice est-elle « l’art du vol… appliqué à vos amis »? Se réduit-elle à « servir ses amis et nuire à ses ennemis »? Et la « vérité » d’un cheval battu, devenu une « rosse » ou d’un chien battu devenu « enragé » c’est quoi pour une « belle âme »? Le public sourit.

Shakespeare, fureur et manipulation

Le directeur d’Avignon, Olivier Py, grand amateur de textes, plus que de performance, met logiquement Shakespeare à l’honneur. En Cour d’Honneur, il met lui-même en scène un Roi Lear qui a de la peine à passer la rampe. Sur ce drame de deux pères humiliés par leurs enfants, Lear par deux de ses filles, son meilleur ami Gloucester par ses fils, Py plaque une ambition abstraite, expliquer tous les malheurs du XXe siècle par le silence de Cordélia, sa seule fille aimante, ce qui explique, entre autres… la Shoah. Sans se regarder, les comédiens hurlent leur texte face au public, comme des divas déchaînées, sauf deux, le bouffon et Gloucester. Ce spectacle revient sur Bruxelles, au Théâtre National, en décembre. Un calibrage des décibels et un affinement de la direction d’acteurs pour une salle -et non un espace ouvert- le rendra peut-être plus audible. (À voir à Bruxelles au National, en décembre)

Le Roi Lear de William Shakespeare, mis en scène: Olivier Py.
Le Roi Lear de William Shakespeare, mis en scène: Olivier Py.© Christophe Raynaud de Lage

Remarquablement juste et pertinent, par contre, le Richard III du directeur de la Schaubühne de Berlin, Thomas Ostermeier, peut compter sur une rock-star de la scène allemande, Lars Eidinger. Il rend séduisant un « monstre », un infirme avide de revanche sur son mauvais destin. On voit pourtant des scènes brutales, comme la scène de séduction de Lady Anne dont il vient de tuer le mari, ou le meurtre des enfants d’Edouard, son frère, qu’il fait jouer par des marionnettes manipulées sous nos yeux. Mais l’outrance n’est jamais hurlée, elle est d’autant plus effrayante qu’elle se vit presque calmement, à niveau d’homme souffrant. Une sorte d’illustration de la « banalité du mal » qui guette chacun. Ajoutez la beauté de la scéno, une musique rock qui souligne sans excès les épisodes du drame avec, en apothéose, une surprenante image illustrant la fameuse réplique « mon royaume pour un cheval ». (À voir jusqu’au 18 juillet)

Le chef d’oeuvre: Des arbres à abattre (d’après Thomas Bernhardt): un misanthrope ambigu

Le Polonais Krystian Lupa est moins connu que son élève Warlikowski à la réussite flamboyante. Mais quelle puissance dans l’évocation d’un sujet rude, l’amour/haine d’un artiste viennois pour sa ville, son pays et le milieu du théâtre et de la politique. C’est comme si le Misanthrope de Molière renaissait mais en beaucoup plus féroce. Sa caricature des milieux artistiques fait rire mais elle est universelle car tout groupe humain est rongé par la vanité, le narcissisme et les faux semblants. Mais le plus beau c’est le chant d’amour à une actrice suicidée, la maîtresse du narrateur: un suicide inexpliqué sauf par une haine de soi insondable. Là encore c’est une direction d’acteurs, d’une précision diabolique et un usage délicat de la vidéo qui donne sa densité à l’ensemble. Lupa et Ostermeier sont les dignes continuateurs de… Vilar, avec des moyens techniques nouveaux, dont ils n’abusent pas: un « élitisme pour tous », actuel.

Des arbres à abattre (d'après Thomas Bernhard), mise en scène: Krystian Lupa.
Des arbres à abattre (d’après Thomas Bernhard), mise en scène: Krystian Lupa.© Christophe Raynaud de Lage

Une découverte

Un festival sans nouvelles têtes est un peu frustrant. En cette première semaine, une seule découverte, Les Idiots, d’après Lars von Trier, mais appliqué à la jeunesse russe actuelle, qui a de plus en plus de peine à assumer tranquillement sa marginalité. Le metteur en scène Kirill Serebrennikov applique au théâtre les fameuse recettes de Dogma 95 pour arriver à plus de justesse et de dépouillement avec un plateau nu où les jeunes acteurs, d’une virtuosité étonnante, déplacent à vue le décor dominé par une prison amovible. A chaque provocation ils se font coincer mais le peuple des policiers et juges ne subit pas dans la pièce un traitement caricatural excessif, comme si l’autre Russie, de la religion et du « soviétisme » devaient être ménagés. Depuis l’invasion de la Crimée, que ce metteur en scène a condamnée, ses subventions sont coupées et son public se fait méfiant. (jusqu’au 11juillet).

Les Idiots (d'après Lars von Trier), mise en scène: Kirill Serebrennikov.
Les Idiots (d’après Lars von Trier), mise en scène: Kirill Serebrennikov.© Christophe Raynaud de Lage

Autres projets intéressants d’ici le 24 juillet

Côté danse, l’Israélien de Londres Hofesh Shechter, dont les Barbarians études sur les limites de l’animalité. Eszter Salomon connue chez nous par le KFDA. Deux Français renommés, Gaëlle Bourges, variations sur la célèbre tapisserie La Dame à la licorne et Fabrice Lambert sur la maîtrise du feu et en Cour d’Honneur Angelin Preljocaj, peu vu en Belgique avec Retour à Berratham ou les répercussions de la guerre sur les consciences. Côté théâtre, outre l’Argentin Pensotti vu au KFDA cette année, l’Egyptien Ahmed El Attar présente, avec Last supper, une famille bourgeoise égyptienne inconsciente de la gravité de la situation politique et économique.

Et les Belges?

En IN, ils sont réduits à la portion congrue avec un spectacle de Benjamin Verdonck et 3 petites formes, issues du Festival XS d’Alexandre Caputo, en fin de festival du 23 au 25 avec, notamment, l’étonnant La course du collectif Une Tribu.

En OFF, du théâtre documentaire avec Nourrir l’humanité de Alexis Garcia à la Caserne des Pompiers. Et la programmation des Doms: le lieu belge cartonne déjà avec notamment les deux productions du Rideau de Bruxelles, Elle(s) de Sylvie Landuyt, avec la découverte 2013, Jessica Fanhan, splendide portrait musical d’une mère et sa fille. Et Loin de Linden de Veronika Mabardi, portrait « de classe » où Valérie Bauchau joue la bourgeoise francophone méprisante face à une Véronique Dumont en paysanne flamande. Jean-Luc Piraux dans Six pieds sur terre nous fait rire avec une comédie sur la mort. Le réserviste de Thomas Depryck démontre par l’absurde la comédie sociale à propos de l’emploi. Dans Les Misérables Karine Birgé et Marie Delhaye usent du théâtre d’objets pour aborder Jean Valjean avec un regard social actuel.

En conclusion, un festival IN dont l’actuel directeur, Olivier Py, ne semble pas avoir défini des lignes claires et a mal négocié son entrée en Cour d’Honneur. Mais il reste deux bonnes semaines pour conclure. Et des Belges, peu présents en IN et même en OFF, à l’exception du Théâtre des Doms, leur vitrine.

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