Avignon 2012: face B, radicale

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Nurten Aka
Nurten Aka Journaliste scènes

Un Conte d’amour, taré, sur l’inceste, des rats sous l’étoile jaune, Facebook « seul en scène », Castellucci explosant le tréfonds… Ami du Kunsten, le Festival d’Avignon signe une face B, radicale.

On ne s’étonne plus de croiser les directeurs du Kunstenfestivaldesarts et d’Avignon, chacun dans le festival de l’autre. D’ailleurs, trois spectacles vus au dernier Kunsten sont à Avignon. Jérôme Bel avec Disabled theater, un spectacle d’une troupe de trisomiques 21 qui se présentent et dansent en note techno, métal, Jackson, Bieber… Touchant, non sans humour. Un succès. Plus radical est le 33 Tours et quelques secondes des Libanais Lina Saneh et Rabih Mroué, sur les ambivalences des révoltes arabes. La trame: un artiste s’est suicidé, sur son mur Facebook, on suit les déchaînements post-mortem -« art et politique » d’une jeunesse au Moyen-Orient- se terminant par le planant Summertime de Janis Joplin. Comme au Kunsten, certains sont perplexes sur ce théâtre « Facebook et sans acteur ». Ils seront servis et sonnés avec l’adaptation de Disgrâce de J.M. Coetze dans une mise en scène « coup de poing » du Hongrois Kornél Mundruczo, qui d’emblée démarre sa pièce par une scène de viol -vengeance collective- assez trash, dans un décor de baraque naturaliste, avec une excellente troupe d’interprètes, passant de l’homme à l’animal nationaliste…

Rayon opaque

Avignon nous rappelle qu’un spectacle n’est pas donné, qui nécessite l’effort du spectateur et parfois une méga dose de patience. Palme d’or à The Four seasons restaurant (1h) de Castellucci, qui clôt un triptyque sur « le concept de l’image ». Le titre vient du restaurant new-yorkais où Rothko refusa de filer les tableaux qu’on lui avait commandés (ceux exposés à la Tate). Un titre branlant sur scène. L’oeuvre enchâsse un prologue scientifique sur les Trous noirs (vrai son à l’appui), un choeur inspiré de La Mort d’Empédocle d’Hölderlin avec dix filles, dans une salle de gym, blanc immaculé, une déclamation stylisée, une gestuelle baroque… Opaque et plombant: mon voisin ronfle, ma voisine baille. Mais l’épilogue nous happe dans le « génie Castellucci ». La scène s’en-noircit profondément, avant d’être explosée par des décharges lumineuses, jusqu’à l’apparition une tempête noire de cendre, assourdissante, apocalyptique. Trou noir ou volcan d’où s’est suicidé Empédocle? Alors que la tempête s’apaise, transparaît la madone? La Sainte Nature, au bord de laquelle s’empressent les filles désormais nues. Un tabac, même si l’oeuvre minimale est surchargée, entre l’expressionisme abstrait du peintre, branché mythologie, et la science du Trou noir. Esotérique et vain, le dernier Castellucci ne se partage que par la fin.

Mascarade monstrueuse

La détonante découverte va au Conte d’amour du vidéaste suédois Markus Öhrn et sa bande, basé à Berlin, jouant donc en allemand. Son inspiration? Josef Fritzl, l’Autrichien qui a séquestré, dans sa cave-bunker, sa propre fille et lui faisant 7 enfants. Sur scène, un spectacle aux allures indécentes. D’abord le titre, Conte d’amour, ensuite, la forme très « allumée » où les mecs jouent: un enfant en couche culotte, une jeune fille en rose-bonbon, un gentil garçonnet blond. Grinçant dans un décor divisé en deux. A l’étage, un salon, en bas, derrière un écran de plastique, on devine la cave d’où les comédiens ne seront visibles que par écrans-vidéo, filmés en direct. 3h. On assiste, un peu ahuri, à des jeux de rôles d’inceste, suggestifs et délirants, tel le père en « médecin sans frontières venu secourir ces petits noirs », disjonctant dans un délire primate d’une sourde violence. Les gens fuient. On les comprend. Pourtant, au bout d’une heure, on pénètre dans cet ovni acide, à palper la folie, la séquestration, le patriarcat, la manipulation des enfants, la morale anéantie. L’insondable, avec un final chantonnant Wicked Game de Chris Isaac (« The world was on fire… I never dreamed that I’d love somebody like you ») et quelques « I love you daddy » qui bloque son spectateur. L’artiste éclaircit son spectacle: « nous sommes programmés pour penser que l’amour est « bon »… Mais L’amour crée beaucoup de violence. C’est ce qui se passe avec le cas Fritzl: nous faisons le postulat qu’il a poussé si loin l’idéologie de l’amour romantique, qu’il lui fallait alors cacher, enfouir cette passion dans la cave. » Un spectacle-limite qu’on aimerait voir au Kunsten.

De Shoah et d’ailleurs

Autre trouble avec le performeur « juif pédé et Africain blanc » dixit Steven Cohen dont l’oeuvre puise dans ses multiples identités. En jauge réduite pour sa dernière création, il nous convie dans le sous-sol humide de la Cour d’honneur du Palais des papes pour Title Withheld. Sans titre pour des raisons légales et éthiques. Et pour cause, il installe la Shoah, symbolisé par des vrais rats, enfermés dans des circuits transparents, certains portant l’étoile jaune! Péniblement, il sort d’une cache dans la pierre, les pieds plombés de bottes métalliques, son look transgenre habituel. Sur ses semelles « iPad », défilent les pages du journal intime d’un juif, interrompu en 1942. La source de sa création. « L’histoire de ce journal intime n’est pas la mienne, mais le récit construit autour de cette histoire m’appartient », explique-t-il, qui par le choc des associations interroge presque l’obscénité du monde. Ici, un rat, croise un discours de Pétain, un discours de Mandela, le journal intime d’un juif en ’40 et des séquences porno, crues -sans frôler le vulgaire- où une femme se fait lécher par un… poisson, une autre, pénétrée par un serpent. Symboles bibliques au coeur de la Shoah, obscènes comme le rat du nazi. Dieu est mort à Auschwitz… Cohen a le travail de mémoire, baroque et sobre, militant sous le choc des images… À Avignon, en face B, les spectacles radicaux s’apprivoisent.

www.festival-avignon.com

Title withheld, du 28 novembre au 1er décembre à Lille, au Festival Next (www.nextfestival.eu)

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