Serge Coosemans

Will Carruthers: bassiste chez Spacemen 3 et Spiritualized le soir, employé d’abattoir le jour

Serge Coosemans Chroniqueur

Will Carruthers, ancien bassiste de Spacemen 3 et Spiritualized, deux groupes de la fin 80/début 90 toujours très cultes aujourd’hui, vient de sortir (en anglais) son autobiographie. Outre qu’il a pris vraiment beaucoup de drogues et parfois oublié de brancher son ampli durant les concerts, on apprend surtout qu’il n’a pas gagné un rond durant ces années-là. Serge Coosemans, notre Jean-Luc Delarue à nous, s’intéresse à son cas, plus banal qu’on le croit. Drug-culture et carte de pointage, c’est le Crash Test S02E08.

Mine de rien, l’autobiographie de Will Carruthers sortie il y a quelques jours chez Faber & Faber, Playing the Bass with Three Left Hands, pourrait marquer un tournant dans le domaine des bouquins écrits par des musiciens. L’ouvrage est modeste et Carruthers un blagueur dissipé plus qu’un grand styliste, bref, ce n’est pas un grand livre. Mais il aborde un point jusqu’ici un peu tabou dans la littérature rock: le fait que même lorsque l’on joue dans des groupes plutôt connus et même totalement cultes, il arrive que l’on ne gagne pas un rond, pire, que l’on s’endette royalement. Will Carruthers a été bassiste chez Spacemen 3, Spiritualized et The Brian Jonestown Massacre. Ce n’est pas rien, il est même permis de considérer ce CV comme totalement affolant. Sauf que jouer sur scène avec Spacemen 3 et Spiritualized (Carruthers n’aborde pas ses années BJM dans le bouquin) lui rapportait entre £10 et £15 par soir et qu’alors que ces groupes sortaient des albums certes pas vendus par camions mais tout de même bien suivis et surtout fort bien considérés et toujours achetés 25 ans plus tard, il continuait de travailler sur des sites de construction sinistres et dans le pire abattoir du Royaume-Uni; cette dernière occupation étant pour lui d’autant plus traumatisante qu’il est végétarien. Un moment, explique-t-il, tous les poivrots de sa ville, Rugby, dans le trou de cul de l’Angleterre, essayaient de se faire payer des verres au pub, le pensant désormais riche puisque régulièrement en couverture des magazines musicaux. « C’est la banque qui paye ma bière, avait-il coutume de répondre. Moi, je ne peux même pas payer mon loyer. »

Will Carruthers: bassiste chez Spacemen 3 et Spiritualized le soir, employé d'abattoir le jour
© S.C.

La principale faiblesse de Playing the Bass with Three Left Hands, c’est que Carruthers ne prend pas vraiment la peine d’expliquer clairement le pourquoi d’une telle situation et comme il n’est pas le dernier à s’être envoyé des trucs dans le nez et dans les veines, il court le risque de passer pour bon nombre de critiques et de lecteurs comme rien de plus qu’un simple junkie à moitié abruti qui aurait oublié de rappeler dans son livre que tout son prêt bancaire et ses avances de labels sont partis en poudre. Ce qui n’est pas le cas. Tout simplement, parce que la drogue, ça coûte de l’argent, et Carruthers explique bien qu’alors que tout le monde considérait Spacemen 3 et Spiritualized comme les groupes les plus camés d’Angleterre, ces gars n’avaient absolument pas de quoi se payer de la schnouffe et ne s’envoyaient en l’air qu’à grand renfort d’alcool offert backstage. À tel point que Lazer Guided Melodies, le premier album de Spiritualized, a d’ailleurs été renommé Lager Guided Melodies par leurs proches, tant sa conception fut noyée dans la bière de hard-discount. Dans son livre, Carruthers, le genre de type capable de rire de situations réellement sordides, régale largement d’anecdotes du style. Ça, c’est la force du bouquin, déjà considéré comme l’un des plus drôles du rock anglais moderne, juste après le Renegade de Mark E. Smith, l’acerbe chanteur/dictateur de The Fall.

Bien sûr, dans la littérature rock, la lose, sinon flamboyante, du moins marrante, est tout aussi glamoureuse que la réussite fracassante. Le lecteur sait se montrer friand d’histoires de jeunes musiciens baisés par le business, de bassistes touchant une misère alors que leur chanteur et le guitariste s’achètent des villas à la campagne. Il y a que chez Carruthers, ce genre d’anecdotes ne sert aucune mythologie, aucune petite leçon morale. Entre les lignes, on comprend bien que si les labels, les managers et ses comparses musiciens n’ont pas toujours été des plus corrects avec lui, Carruthers a en fait surtout été victime d’un véritable système, où maisons de disques et banques ont tout intérêt à laisser s’endetter des jeunes musiciens de 20 ans tellement enthousiastes à l’idée de sortir des disques qu’ils en oublient le plus souvent de lire les clauses en petit de contrats de toute façon pensés pour être très compliqués.

C’est bon ça, coco, mais ça ne va rien rapporter

J’aurais donc aimé en savoir plus sur ce point mal connu et présenté comme banal (les prêts bancaires pour enregistrer un disque, les avances de labels…) même si la dénonciation de cet aspect du métier de musicien a peut-être plus sa place sur le plateau d’une émission de télé-poubelle de type feu-Jean Luc Delarue. Chez Carruthers, ne pas gagner un rond alors que la musique de votre groupe illustre une publicité à la télévision est perçu comme une situation presque amusante. On sait pourtant qu’il en a souffert, qu’il a arrêté la musique dégoûté de l’aspect business du métier et n’a depuis rejoué que dans des conditions n’impliquant pas directement l’industrie. Carruthers est marqué mais utilise l’humour en guise de politesse du désespoir, se retient aussi de trop balancer, visiblement plus par éthique personnelle que par crainte de procès ou d’omerta. Il serait, je pense, pourtant intéressant de savoir comment fonctionnaient et fonctionnent sans doute toujours ces encules. Ici, on parle de 1986-1992, l’âge d’or des labels indépendants, alors perçus comme soi-disant plus réglos que les majors. En 2016, alors que ne pas vivre de la musique est devenu une norme, y compris pour la plupart des groupes connus, il y a certainement des leçons à tirer de ce genre d’expérience. Leçons qu’il faudra donc chercher ailleurs, attendre de quelqu’un d’autre, Carruthers préférant amuser la galerie que de dénoncer les coulisses du métier de bassiste de groupe influent et apprécié bien que moyennement vendeur, du moins pas assez pour rembourser les prêts.

Mais c’est aussi pourquoi je pense que tout modeste et plutôt anecdotique soit-il, ce bouquin pourrait marquer un tournant. Ce qu’il raconte, d’autres l’ont vécu, beaucoup d’autres le vivent et viendra forcément le moment où un type plus vénère et preneur de notes que Carruthers balancera une bombe démythifiant à jamais le rock and roll business. Il serait d’ailleurs temps que dans la littérature rock, on se mette à préférer les histoires réellement vécues aux réécritures mythologiques et autres clichés ringards de type « gars génial au fond du trou remontant la pente avec les dents » et autre « star partie de rien pour arriver nulle part ». En d’autres termes, que l’aspect documentaire soit enfin accepté comme plus intéressant, humain et révélateur que les révisions hollywoodiennes. Pour faire court, que l’angle se mette à davantage tenir de Strip-Tease que d’une série ratée de Martin Scorsese. « C’est bon ça, coco, mais ça ne va rien rapporter », j’entends d’ici répondre l’écho.

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