Who’s next? Nos découvertes, claques et belles surprises au festival Le Guess Who?

Linda Sharrock © Melanie Marsman
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Programmations confiées à des curateurs, projets fêlés, concerts secrets… Pointu, exigeant et voyageur, Le Guess Who? dézingue les frontières et réinvente le festival, célèbre le Black Power à travers le tarot et brunche chez l’habitant…

Refuser les formules. Éviter les formats. Briser les frontières sur l’autel de l’intelligence, de l’exigence et de la qualité. Créé en 2007 dans la charmante et estudiantine ville d’Utrecht, entre ses églises et ses canaux, dans ses clubs historiques et son gigantesque complexe (le Tivoli) aux allures de paquebot culturel, Le Guess Who? est devenu en dix ans le symbole du festival résistant. Le poing et le vinyle brandis contre la vacuité, la mièvrerie et l’uniformisation. Pointu le festival hollandais? Certainement. Et fier de l’être. Mais pas élitiste pour autant. « Je déteste les élites, explique Bob van Heur (l’un des boss du tourneur indépendant Belmont Booking), qui a créé le rendez-vous mélomane avec l’alors programmateur du Tivoli Johan Gijsen. Pour moi, tout est pop. On peut très bien faire une tête d’affiche d’artistes qui a priori n’en sont pas une pour les autres. Tout dépend toujours de comment les choses sont présentées. Nous n’avons jamais voulu construire ce festival sur des groupes à succès. La perspective ici a toujours été exclusivement artistique. La première année, on avait bâti une programmation 100% canadienne, mais on s’est très vite dit que se concentrer sur un pays ne rendrait pas la programmation plus intéressante. On invite des musiciens qui selon nous mériteraient davantage de succès. »

Yves Tumor
Yves Tumor© Tim van Veen

Avec sa vingtaine de salles, ses quelque 200 artistes, ses 4.500 visiteurs quotidiens et ses choix cornéliens, Le Guess Who? a vibré pendant quatre jours sur une programmation plus métissée que jamais. « Cette année, vu l’état du monde, les changements qui le bouleversent, la tension et l’anxiété qui l’ont gagné, on a voulu prendre le contre-pied. Montrer toute la beauté du monde, toute sa diversité. Quand Trump est devenu président il y a un an, il a essayé de mettre dehors les musulmans… Nous, on s’est demandé quid du Soudan, du Tchad? Il y a des choses formidables et des musiques incroyables partout. Plus encore que les autres années, on a voulu montrer la beauté de ces pays et de ces cultures. »

Quelques photos encadrées sur une table, des fleurs, l’un ou l’autre chandeliers. Au Guess Who?, une chorale mystique et bariolée, The Sai Anantam Ashram Singers, rend hommage à la musique extatique d’Alice Coltrane, disparue il y a dix ans et à sa vie musico-spirituelle. King Khan expose sa relecture du tarot en mode Black Power. La hurlante Meredith Graves de Perfect Pussy fait dans le spoken word. Et les Turco-Hollandais d’Altin Gün jouent avec la légende lybienne Ahmed Fakroun… Sans peur et sans reproches (si ce n’est tous les concerts géniaux qu’on y a une nouvelle fois ratés), Le Guess Who? a le mérite de l’audace et du jusqu’auboutisme.

Shabaka & the Ancestors
Shabaka & the Ancestors© Jelmer de Haas

Dans un monde où les médias traditionnels perdent chaque jour de leur crédibilité (« un phénomène dû à un manque de connaissance mais aussi de courage« , dixit van Heur) et où les réseaux sociaux ont renversé certaines barrières entre l’artiste et son public (« Je me rends compte au jour le jour de l’impact de Twitter et j’essaie de l’utiliser avec parcimonie, pour ne pas diluer l’impact de mes recommandations« , confie le DJ James Holden), les musiciens sont plus que jamais devenus des opinion leaders et des trendsetters. Sur le modèle du All Tomorrow’s Parties, qui a lancé la mode avant d’exploser en plein vol, et comme au festival Sonic City se tenant le même week-end que lui à Courtrai (prog concoctée par Thurston Moore pour cette dernière édition), Le Guess Who? confie certains pans de sa programmation à des curateurs. « Ces derniers temps, un tas de phénomènes comme la montée des suprématistes blancs aux États-Unis sont flippants… En cette période de repli, on a vraiment cherché à ouvrir l’esprit des gens. » Pour y arriver, Bob et Johan ont cette année embauché Perfume Genius (Le Mystère des Voix bulgares, Aldous Harding, Pharmakon…), Grouper (William Basinski, Coby Sey) ou encore James Holden (Mario Batkovic, Hieroglyphic Being)…

« Qu’est-ce qui fait leur qualité? Leurs goûts musicaux mais aussi leur vision. On ne cherche pas juste une liste de quinze groupes à programmer. Je conseille d’ailleurs toujours à nos curateurs de penser à un thème pour commencer, d’articuler. C’est un rôle qui convient particulièrement bien par exemple à Jerusalem In My Heart. J’ai été chez Radwan (Ghazi Moumneh, NDLR) et j’ai fouillé dans ses disques. Il y a 90% des trucs que je ne connaissais pas. Il a un pied dans le monde arabe. L’autre dans le monde occidental. Il s’est vraiment impliqué pour présenter des choses qu’on ne voit pas ailleurs, qui font réfléchir et qui peuvent changer les mentalités. Abdel Karim Shaar ne donne ici que le deuxième concert de sa vie en dehors du Liban. L’Iraquienne Farida Mohammad Ali est une des seules femmes à pratiquer le maqâm, une vieille tradition normalement réservée aux hommes… »

Maalem Houssam Guinia
Maalem Houssam Guinia© Tim van Veen

Programmé par James Holden, Houssam Guinia a par exemple invité Le Guess Who? à s’évader au rythme de la musique gnaouie. Tradition entretenue par des descendants d’esclaves subsahariens. L’électronicien anglais avait il y a quelques années collaboré avec le grand maâlem (un maître en matière d’artisanat et d’arts) Mahmoud Guinia, tissant des liens entre les drones d’Afrique du Nord et l’ambient occidentale. Son rejeton nous a hypnotisés et subjugués avec ses joueurs de qraqeb, sortes de castagnettes maghrébines…

Du jazz au drone

Choix affirmés, radicalité assumée. Le Guess Who? aime se promener dans les niches et quels que soient les genres auxquels il se frotte, il a surtout pour fil rouge son esprit aiguisé et son intransigeance. Il propose notamment un marathon drone (cette musique « bourdonnante », physique, aux rares variations harmoniques) et n’a pas attendu l’émergence de la nouvelle génération pour programmer abondamment du jazz. À côté du toujours théâtral Sun Ra Arkestra (« Space is the place ») et de Pharoah Sanders, Shabaka et ses Ancestors nous ont retourné la tête avec la sagesse des anciens (Wisdom of Elders) et le souffle de la jeunesse. Tandis que la survivante Linda Sharrock et ses musiciens ont donné l’un des concerts les plus intenses du festival. Timbre écorché de l’avant-garde new-yorkaise sixties qui bouscula les académismes et maniérismes du jazz vocal, la native de Philadelphie a été victime d’un accident vasculaire cérébral qui l’a paralysée et l’a rendue aphasique il y a une dizaine d’années. Énergie et fulgurances, murmures et cris… Le tout entouré par d’incroyables musiciens. Une décoiffante improvisation. Radicale, vocale, non verbale.

« Les étiquettes ne nous intéressent pas. Han Bennink est plus punk que jazz, poursuit van Heur. On retrouve dans notre affiche beaucoup d’artistes qui ont de l’importance et de l’influence sur des scènes qui ne sont pas du tout les leurs. Est-ce que c’est beau? Est-ce que c’est intéressant? Voilà le genre de question qu’on se pose… L’indie est un terme jeune. Il a longtemps représenté un truc blanc, américain ou anglais, véhiculant cette idée d’indépendance et de Do It Yourself. Mais les structures de ces 30-40 dernières années se disloquent. Et on n’y voit pas beaucoup de changement ni de renouvellement. »

Robe de mariée, camisole et jambes en coton

Liars
Liars© Jelmer de Haas

Pas très rock’n’roll en cette édition 2017, Le Guess Who? n’a en revanche pas oublié d’être sauvage. Moulé dans une robe de mariée comme sur la pochette de son disque, un clin d’oeil non dénué d’humour à son divorce artistique (il est désormais seul à la barre des Liars), Angus Andrew, flanqué de jumeaux qui n’en ont pas l’air, a défendu fièrement et fougueusement son album enregistré en solo dans la brousse australienne. En camisole puis torse nu, comme libéré de ses chaînes, Yves Tumor, souvent comparé à Dean Blunt mais ici bien plus décapant, a tout fait valdinguer sur un set hip-hop bruitiste et post-apocalyptique, se contorsionnant au milieu de la foule dans de violentes convulsions. Qu’on n’aime ou pas, il n’y a rien de complaisant au Guess Who?. Entourée de deux musicos, l’Argentine Juana Molina semble prendre un malin plaisir à muscler ses chansons (quelle version d’Un Dia!). John Maus, déchaîné, se met des claques et saute dans tous les coins tel un gamin, sans s’appesantir sur son formidable nouvel album. Pissed Jeans s’époumone et s’excite jusqu’à s’arracher les vêtements en mode Bruce Banner…

Mais entre la découverte furtive de la rappeuse anglaise Flohio, un bon gig de The Ex et la performance de Mark « Sun Kil Moon » Kozelek, avec ses copions et tout son sens de l’humour à froid, on retiendra surtout de notre week-end l’étourdissant et désarmant concert de Mount Eerie. Dans une grande église, seul avec sa guitare acoustique, Phil Elverum raconte le deuil. L’absence. La tentative, l’obligation d’y faire face rendue encore plus âpre par les petits détails du quotidien. Sur les routes avec une fille en bas âge, l’Américain regrette avec dignité et courage sa Geneviève, se remémore les projets de maison avortés par la force des choses et se fait rattraper par les colis commandés il y a longtemps… De quoi s’en aller les yeux rougis et les jambes en coton.

Mount Eerie
Mount Eerie© Tim van Veen

Le festival néerlandais est étonnant. Le dimanche, on peut s’inviter pour un brunch chez l’habitant. « Pay what you want« . Testé et approuvé. Mais il faut vraiment s’appeler Le Guess Who? pour ne pas annoncer le nom le plus ronflant de son affiche. Cette année, jamais à une folie près, les programmateurs du festival ont décidé de programmer quelques concerts secrets. Avec un grand point d’interrogation (ça tombe bien, c’est son logo) dans le programme et des annonces en temps réel sur Twitter. Ce n’était pas nécessairement les sets les plus passionnants du week-end mais Amadou et Mariam, les punks avant-gardistes de The Residents, le Super Furry Animal Gruff Rhys (zut) et la rappeuse américaine Princess Nokia étaient tous de la partie. « Beaucoup de gens viennent au Guess Who? pour la découverte. Et comment être davantage surpris que quand on ignore ce qu’on va voir? » Pas de quoi faciliter le casse-tête du festivalier en tout cas. D’autant qu’au Guess Who?, les plus grandes salles ont une capacité d’environ 2.000 places alors que la plus petite ne peut accueillir que 275 personnes. « Je ne veux pas que les gens ratent les concerts qu’ils ont envie de voir mais j’aime l’idée qu’ils fassent des choix. Et quand tu ne peux pas rentrer quelque part, tu peux toujours aller ailleurs… Nous voulons et devons prendre des risques. Les spectateurs aussi. »

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