Une vie Bowie: l’hommage de Philippe Cornet

Forest-National, tournée Sound + Vision, 20 et 21 avril 1990 © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Au tout début des années septante, Life On Mars de Bowie illumine Bruxelles, ville terne de la vieille Europe. Quarante-cinq ans plus tard, le chagrin se dispute à l’admiration face à une oeuvre et un artiste, au final, formidablement romanesques. Vus en étapes belges.

Pardon, mais pour cet article, il n’y aura ni supposée distance journalistique, ni politesse oratoire à la « nous » ou à la « on ». Je peux dire qu’en apprenant la mort de David Bowie ce lundi 11 janvier, j’ai pleuré, pure réaction physique généralement réservée aux gens qu’on aime. Recevant des SMS et coups de fil de quasi-condoléance, y compris de mes enfants, de ceux qui savent qu’à défaut d’être de ma famille, Bowie a depuis longtemps intégré mon pedigree émotionnel, comme celui de plusieurs générations. Bowie est mort le 10 janvier dans un dernier geste qui résume tous ses caméléonismes: putain de sortie de scène deux jours après la parution officielle du nouvel album Blackstar. Bowie souffrait donc d’un cancer diagnostiqué il y a dix-huit mois et comme pour l’ensemble des informations essentielles de sa vie (8 janvier 1947-11 janvier 2016), il l’aura glissée dans un puzzle à reconstituer de préférence a posteriori, soucieux que la pop music ne soit jamais un avatar confortable du simple divertissement. Les traces de dysfonctionnement mortifère du corps, saupoudrent d’ailleurs Black Star, disque aux parfums anxiogènes où le jazz vient épauler le rock dans un challenge sonore perpétuellement ambitieux: dans le clip Lazarus, il annonce, lévitant d’un lit d’hôpital, en quelque sorte sa propre disparition imminente.

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Il y a une sorte de refus de la mélancolie dans ce travail-là, sentiment qui prévaut pourtant lorsque je découvre Bowie à la toute fin 1971 via l’album Hunky Dory. Il y paraît en pochette, gros plan pointilliste précieux à la Greta Garbo, comme revenu déjà de plusieurs vies de glamour hollywoodien. Outre l’influence évidente de Dylan et Warhol -tous deux repris dans des chansons titrées de leurs noms respectifs- le disque contient un morceau ébouissant, Life On Mars. La mélodie jouée au piano par Rick Wakeman, prodige classique bientôt star, est une ritournelle infernale, d’un spleen matriciel jamais atténué par le temps qui file. Assez curieusement, ce titre que Bowie dira inspiré par Frank Sinatra et sa brève histoire d’amour avec l’actrice Hermione Farthingale -il cite aussi Lennon dans le texte- tombe parfaitement raccord avec le Bruxelles du début des années septante, entité grise et informe (dés)incarnée dans des laideurs comme la Gare du Midi et une sorte de provincialiste incurable. Life On Mars, tube majeur lors de sa ressortie en single en juin 1973, illumine une vague d’adolescents intriguée par le personnage Bowie, aux féminités effleurées. Alors que le rock d’époque convoque le barnum mâle de Deep Purple, Led Zeppelin ou Black Sabbath: testostérone contre ambiguité, le combat s’annonce dur. L’intrigue est d’autant plus valorisante qu’en Belgique, en 1971/1972, époque pré-Internet et pré-BBC via le cable, la seule visibilité d’un artiste pop est la radio, comme on le sait, chiche en images. La presse belge ou française ignore ce précieux inconnu et les shows télés n’alimentent que de façon spartiate l’idiome rock: Bowie n’est alors qu’un luxueux marginal auteur d’un hit accidentel en Grande-Bretagne à l’été 1969 avec Space Oddity, inspiré de la conquête de la Lune en cours, déjà retombé dans une vie bohême à Beckenham, au sud de Londres. Où les photos du moment -vues bien plus tard- le présentent volontiers alangui, en robe empruntée à sa femme Angie, américaine qui comme lui, n’a rien contre les privautés sexuelles d’un couple affranchi. Moderne aujourd’hui, post-moderne demain.

La voix du maître

Comme la plupart des bowiens belges, je découvre de visu cathodique le chanteur en février 1974, via l’émission Toppop de la chaine hollandaise AVRO. Eberlué par l’irrésistible riff de guitare du morceau Rebel Rebel, et davantage encore, par la touche de ce mec de 27 ans. Pas seulement par le juste au corps rouge moulant sur bottes à talons mais par l’intense mise-en-scène du regard. Bouffée de cheveux roux, foulard de soie au cou, large anneau célibataire à l’oreille gauche et -fallait y penser- cache oeil noir de pirate, qui dissimule donc la magnétique différence de pupille(1). Cela compense à peine l’invisibilité scénique de Bowie pour ses admirateurs continentaux alors que la Grande-Bretagne s’est, depuis 1972, sérieusement enflammée pour l’album et le show Ziggy Stardust(2). Ce cinquième disque, celui qui va l’introniser au-delà de la galaxie rock, intervient alors que Bowie est déjà musicien depuis une décennie: l’ado du sud de Londres amateur de blues, des Who et des Stones, est passé du sax au chant, via une série de groupes plus ou moins mods. Dont les King Bees avec lesquels, sous pratiquement son vrai nom Davie Jones (pour David Robert Jones), il enregistre son tout premier single, Liza Jane, en juin 1964.

De tout cela, comme de ses autres tentatives musicales précoces, de ses stages de danse avec Lindsay Kemp, de son demi-frère schizophrénique(3), on ne saura pas grand-chose avant Ziggy Stardust et son séisme artistique et commercial qui ramène obligatoirement des éléments biographiques. Construit sur le concept flottant d’un messager extra-terrestre envoyé sur Terre, Ziggy incarne aussi pleinement le glam-rock, formidable fantaisie maquillée de la génération prise entre le psychédélisme sixties et le punk des années de plomb. Bowie y joue son attirance pour les défis visuels et la mode excentrique lors d’une tournée mamouth en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et au Japon, ignorant soigneusement la vieille Europe. On pourra éternellement gloser sur la (bi)sexualité de l’affaire qui secoue les légions ados, filles ou garçons, se rappeler l’image où Bowie mime une fellation au guitariste Mick Ronson, disséquer cette flamboyance, il serait sot d’oublier la raison principale du succès de Bowie sur plus de quatre décennies: les chansons et la voix du maître. Une façon de pouvoir monter haut dans les tours, avec un timbre crooner à la fois sensuel et mathématique, idéalement dessiné par l’élégance et le mélo. Flatté par le talent des mélodies qui opèrent par-delà les styles sonores successifs de l’artiste. On aime Bowie, au sens planétaire, pour ses tubes iconiques: Space Oddity, Life On Mars, Starman, The Jean Genie, Ziggy Stardust, Rebel Rebel, Young Americans, Fame, Golden Years, Sound & Vision, Heroes, Ashes To Ashes, Let’s Dance. Même si l’essentiel de que l’on peut aujourd’hui définir comme son oeuvre, s’écrit entre Hunky Dory (1971) et Lodger (1979), les fameuses huit d’années de grâce et d’inspiration au sommet, qui semblent aussi cadrer le meilleur des Beatles, des Stones ou des Who.

Forest-National, tournée Sound + Vision, 20 et 21 avril 1990
Forest-National, tournée Sound + Vision, 20 et 21 avril 1990© Philippe Cornet

Buvard et synthèse

Lorsque Bowie se produit pour la première fois en Belgique, le 11 mai 1976 à Forest-National, il joue d’ailleurs une poignée de ses plus fameux titres, mais dans un contexte qui exprime un goût acéré pour le brouillage des codes: l’éclairage du concert, loin de l’usuelle foire aux couleurs, est d’un blanc irradiant, hypnotique, total. Avant le show, le public est mis en appétit par la projection d’Un chien andalou, court métrage de 1929 signé Luis Bunuel, fameux par la scène où un rasoir fend un oeil en gros plan. Ce désir bowien de fuir les usages est celui de l’art polymorphe, art de buvard et de synthèse. A la fois dans sa partition musicale et dans l’indispensable compagnon visuel, mais aussi via d’autres ferments, littéraires, cinématographiques, chorégraphiques ou conceptuels. Ce dernier mot étant, en quelque sorte, le GPS avec lequel Bowie tracera sa route, du folk spatial de Space Oddity aux mortifères incantations de Blackstar. Incarnant idéalement un rôle d’officier britannique prisonnier des japonais dans le film Furyo comme celui, plus périlleux encore, de John Merrick, l’elephant man aux malformations physiques, interprété sur des scènes de théâtre américain. Il y aura bien sûr des flops, surtout dans sa trop inégale discographie des années 1980/1990, comme le Never Let Me Down de 1987, indigne de lui. Double décennie où l’argent coule à flot, intronisant Bowie en house name dans le sillage de Let’s Dance, y compris via l’esthétique pub/tape à l’oeil des Prédateurs de Tony Scott en 1983 et deux ou trois autres babioles à peine plus ludiques.

Difficile de décrypter ici les routes multiples d’un tel succès -25 albums studios sous son propre nom, 140 millions de disques vendus- mais le caméléonisme tellement vanté, n’est pas seulement distillé dans les variétés vestimentaires d’un homme qui aime autant le théâtre nô que les toiles expressionnistes. Bowie les digère dans sa propre production, y compris en peinture -qu’il exerce à l’ombre d’Egon Schiele- ou dans son flair pour la recherche créative via internet alors que personne n’y croit encore. Pareil dans ses exodes géographiques, agissant comme autant d’échographies musicales menées en nouveaux territoires à défricher: s’il quitte l’Angleterre début 1974, c’est pour distancer la stardustmania dévorante autant que pour avaler le marché américain et changer de genre. Lorsqu’il décampe de Los Angeles deux ans plus tard, mission brillamment accomplie sous le sceau d’une novatrice soul-funk à succès, c’est pour fuir l’abus de cocaïne et une parano dopée par un flirt avec la magie noire. La vieille dialectique du bien via le mal donc. Deux de ses plus beaux albums, parus en 1977, seront ainsi réalisés à Berlin, en pleine congélation de Guerre froide, où il partage un appartement sans apparat avec Iggy Pop à Schöneberg: l’electronica pop de Low et Heroes annonce brillamment les ultérieurs techno ou rock industriel. A cette époque zénithale de boucan punk, le slogan publicitaire est d’ailleurs « There’s old wave, there’s new wave and there’s David Bowie ».

Berlin L'appartement dans cet immeuble berlinois, partagé avec Iggy Pop en 1976-1978, Hauptstrasse 155 à Schöneberg, photographié en 2013
Berlin L’appartement dans cet immeuble berlinois, partagé avec Iggy Pop en 1976-1978, Hauptstrasse 155 à Schöneberg, photographié en 2013© Philippe Cornet

Le troisième sexe bien avant les saillies puériles d’Indochine. Il serait cruel d’abandonner mon David Bowie, celui du choc viscéral des années 1970, à l’aube de la décennie suivante, parce qu’aussi inégale que fut la suite, l’orgueil l’emporta toujours. Il n’est pas faux de souligner la tendance au vampirisme de l’artiste-mentor et son talent insolent à déceler cette qualité chez autrui ou dans les pulsions de mode nouvelle, parfois pour mieux les recycler à son propre bénéfice (cf. l’album Earthling de 1997). Mais il le fera toujours sans abandonner la moindre parcelle d’arrogance et un panache magistral, jusque dans la mort qui s’annonçait sournoisement. Si la définition du charisme est bien la capacité à pouvoir changer la température d’une pièce lorsqu’on y pénètre, Bowie en fut la fascinante incarnation. Le 31 octobre 1991, amené à l’interviewer pour Le Vif et la RTBF alors qu’il donne un concert à l’Ancienne Belgique avec Tin Machine(4), lorsque son mètre septante-huit a finalement franchi la porte, pendant trois secondes au moins, je suis bel et bien resté tétanisé, comme si les vingt années précédentes s’étaient brutalement compilées dans son regard iceberg. Pétrifié, voire un peu sonné, comme en ce triste matin de janvier 2016. Merci pour Life On Mars et tout le reste, David.

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(1) à l’âge de 15 ans, Bowie est frappé à l’oeil gauche par un copain d’école, George Underwood, il en gardera une pupille éternellement dilatée

(2) The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars

(3) il se suicidera en 1985 et inspirera la chanson Jump They Say

(4) projet « collectif » de tendance hard-rock mené par Bowie, responsable de deux albums en 1989 et 1991

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