« Une chanson est un virus qui se transmet et mute selon l’interprète »

Greil Marcus. © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Pape de la critique rock, le septuagénaire Greil Marcus est d’abord un professionnel de l’analyse des musiques populaires US. Ce théoricien des alliances sort L’histoire du rock en dix chansons, prétexte à remonter le fleuve en sa docte compagnie.

Il n’est pas très grand, porte une sacoche d’assistant social et paraît, au premier abord, un rien précieux. On rencontre Greil Marcus un samedi soir de septembre au Festival America de Vincennes, au sud-est de Paris, lors d’un débat sur les rapports entre « musique et littérature » avec trois collègues US (1). Et on le revoit, en interview le lendemain à l’heure de la messe. Ce père de deux quadras habitant Oakland, Californie, en famille, fait preuve d’une implication verbale intense. Avec cette voix basse et grave qui est déjà une histoire en elle-même. Donnez-lui un thème et il jongle sans peine avec, le dissèque pour en rassembler des morceaux épars vers un nouveau destin. Ce Roland Barthes du décibel est fameux pour avoir étendu le champ du rock’n’roll à d’autres matières telles que la philosophie ou la politique. Pour comprendre son tissage idéologique, que faire d’autre que de retourner aux sources? Celles de l’enfance, d’Elvis et tout ça.

Dans votre nouveau livre, L’Histoire du rock en dix chansons, vous racontez ceci: David Lynch, futur cinéaste, a dix ans lorsqu’un copain lui parle du passage d’Elvis Presley à la télévision. Lynch l’a raté, mais dira plus tard que cela a contribué à mythifier le chanteur. Quelle est votre propre expérience des passages d’Elvis à la télévision dans les années 50, à une époque où il n’y a ni magnétoscope ni replay?

Les Beatles, en 1964, au Ed Sullivan Show.
Les Beatles, en 1964, au Ed Sullivan Show. © DR

On est en 1956 et j’habite avec mes parents à Menlo Park, au sud de San Francisco, près de l’Université de Stamford. Début 1956, Elvis passe au Dorsey Show, plusieurs fois. Mais vu un certain snobisme libéral-démocrate, nous ne regardons pas cette émission considérée comme trop vulgaire, trop populaire. Je vois le Milton Berle Show où Elvis est forcé d’apparaître dans une série de sketches idiots où il joue le bourrin. Et puis, il est invité au Steve Allen Show, considéré comme hip, intello et condescendant envers la culture de masse. Et là, Elvis est en smoking et chante Hound Dog face à un chien, complètement humilié. Comme jamais dans sa vie.

Même si vous n’aviez que onze ou douze ans, la connotation sexuelle du rock’n’roll vous frappe-t-elle d’emblée?

Je pensais surtout qu’il était effrayant d’entendre Elvis chanter Hound Dog, effrayant d’entendre Little Richard hurler Good Golly Miss Molly: ces impressions sauvages représentaient l’antithèse de ma vie quotidienne. Vous savez, je ne savais même pas que Little Richard était Black, je n’avais aucune idée de ce à quoi il pouvait bien ressembler: c’était juste un nom et un son à la radio!

L’Amérique des années 50 incarne-t-elle le rêve de prospérité, malgré la discrimination raciale et la guerre de Corée?

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Une fois que cette guerre s’est terminée en 1953, la prospérité économique a été énorme, l’industrie automobile est en pleine croissance, les ouvriers possèdent leur propre maison, deux voitures. Pas pour tout le monde, pas dans le sud, moins pour les Noirs, mais surtout il y a beaucoup moins de liberté qu’il n’en existe maintenant. Si vous êtes Noir, Asiatique, femme, gay, beaucoup d’endroits vous sont interdits et vous empêchent d’être vous-même. Dans la plupart des États du Sud, les Noirs n’ont pas le droit de vote ou de fréquenter certains établissements. C’est aussi valable pour les Juifs qui sont interdits d’hôtels dans certaines régions. On est en pleine terreur maccarthyste (2). Je suis allé dans une école primaire quaker qui employait beaucoup de profs ayant été virés des écoles publiques parce qu’ils avaient des liens avec la gauche et le Parti communiste.

Pourquoi la Californie était-elle plus libérale que le reste de l’Amérique?

Manifestations sur le campus de Berkeley en 1964.
Manifestations sur le campus de Berkeley en 1964. © AP

Le reste de l’Amérique fonctionnait avec des quartiers bien définis, les riches et les pauvres, blancs et non blancs, juifs et non juifs. Les Juifs vivaient parfois dans leur propre ville: il y avait un endroit au Minnesota appelé Saint Louis Park qu’on appelait Saint Jewish Park (sourire). La Californie était bien plus assimilée, en tout cas à San Francisco où l’on ne vous pressait pas de questions sur vos ancêtres (…), mais l’Amérique restait encore extraordinairement sous la coupe de la ségrégation, de la stratification. Regardez Allen Ginsberg, gay du New Jersey ayant déménagé à New York: il essaie désespérément d’avoir des copines et c’est seulement lorsqu’il déménage à San Francisco et va consulter un psychiatre à Berkeley qu’il accepte d’être lui-même. Son poème Howl, ode à la libération, à la délivrance, à la fin du contrôle social, est situé dans les années 40 à New York, mais est nourri par le sens de la liberté qui parcourt Berkeley et San Francisco.

Quelle a été votre première expérience avec les drogues?

Je n’ai jamais eu ce genre d’expérience, je n’étais pas intéressé… Les gens me parlaient de leur trip d’acide, d’étoiles et de devenir Dieu: je n’avais jamais entendu de choses aussi stupides de ma vie!

Vous avez étudié à l’Université de Berkeley les sciences politiques et la civilisation américaine: comment cela change-t-il votre regard sur la musique?

J’ai commencé à Berkeley en 1963 avec l’idée de devenir professeur, étudiant la théorie politique, les idées qui façonnent la réalité: comment créer les villes, quelle est la définition de la vertu, de la citoyenneté, de l’esprit public? On lisait donc Machiavel, Thomas Hobbes, Abraham Lincoln, Thomas Jefferson, John Winthrop, à l’époque du Free Speech Movement, qui était la première explosion du mouvement étudiant, refusant les décisions anticonstitutionnelles qui menaçaient les libertés fondamentales. À l’automne 1964, les manifestations comme les occupations se sont multipliées sur le campus et en dehors. C’était terriblement excitant: en classe, je lisais Thomas Jefferson et puis je tombais sur ces éclats de démocratie communautaire. Je voyais les pages de philosophie danser devant moi!

Et en même temps, vous découvrez les Beatles?

Oui. En 1964, je vivais en dortoir à Berkeley et il y avait une télévision pour plusieurs centaines d’étudiants. J’arrive dans la salle télé et je vois 300 personnes regarder les Beatles à l’Ed Sullivan Show: tout le monde est sorti de là sonné. Parce qu’en Amérique, à part Motown et l’un ou l’autre hit, la musique semblait alors anesthésiée et absente de la radio. Les Beatles étaient un cri, une pure joie: comme cadeau de mariage, en 1966, ma femme m’a acheté tous leurs albums (sourire). J’adorais aussi les Stones, les Who et je ne ratais aucun des shows de Dylan qui jouait trois fois par an à Berkeley. Tout cela m’a dévoré, emporté: c’était émouvant, beau, la musique faisait vivre les idées, transformait l’abstraction de nos vies.

Comment passez-vous à l’écriture?

Elvis Presley chante Hound Dog face à un chien au Steve Allen Show.
Elvis Presley chante Hound Dog face à un chien au Steve Allen Show. © DR

Être étudiant à Berkeley, écouter une conférence représentait une expérience émotionnelle intense, qui s’est modifiée à l’approche du diplôme. C’est devenu incroyablement ennuyeux et je me suis mis à dépérir intellectuellement! J’ai commencé à lire les premiers numéros du magazine Rolling Stone, religieusement. Mais les reviews de disques étaient négligeables parce qu’elles étaient écrites comme s’il s’agissait de folk, on n’y parlait que des mots, pas de musique. Un jour, j’ai acheté Magic Bus: The Who on Tour en le prenant pour un album live, ce qu’il n’était pas puisque c’était juste une compilation cheap. J’ai écrit une review sur le sentiment d’avoir été roulé, je l’ai envoyée à Rolling Stone, qui l’a publiée.

Dans L’Histoire du rock en dix chansons, vous avez ce mot pour définir une chanson: c’est un virus qui se transmet et qui mute selon l’interprète!

Oui, la chanson elle-même change et le virus vous pénètre, change votre perception de la réalité globale, dérange votre équilibre. Je commence le livre avec Shake Some Action des Flamin’ Groovies: la première fois que je l’ai entendue en 1976, je me suis dit que c’était la définition ultime du rock’n’roll, que cela pourrait être la première chanson jamais créée. Elle ne sonne pas 1976, mais comme une façon totalement nouvelle d’exprimer un sentiment, lui aussi nouveau. Lors d’un événement pour lancer mon bouquin dans une librairie de Berkeley, j’ai participé à une soirée avec l’auteur de la chanson, Cyril Jordan: on a fait des allers-retours entre la lecture du bouquin et lui qui interprète le morceau et en parle comme d’une combinaison entre Ain’t That Peculiar de Marvin Gaye et Absolutely Sweet Marie de Dylan, jouant des parties des deux titres pour montrer comment elles s’étaient combinées pour former Shake Some Action. La raison pour laquelle il avait écrit cette chanson est que les Flamin’ Groovies existaient depuis 1965 et n’allaient nulle part: Cyril Jordan a voulu créer l’ultime chanson rock’n’roll, celle qui fera quitter le business à Mick Jagger (sourire). Et il a réussi, la guitare semble avoir sa propre existence, les mots flottent comme une série de poudrières et vous donnent une confiance incroyable en vous-même comme un possible sentiment de désespoir.

Vous écrivez aujourd’hui pour le site Pitchfork, un commentaire?

Depuis 30 ans, j’écris une rubrique titrée Real Life Rock Top 10 qui a existé dans différents magazines comme le The Village Voice et qui est maintenant sur le site de Pitchfork. Ils me paient, pas beaucoup, et me demandent régulièrement de diminuer mon cachet (sourire). Rien de particulier d’être sur le Net, même si l’intérêt du média ne se trouve généralement pas sur les sites, mais plutôt sur les blogs où les gens développent leur propre bizarre sensibilité: ils expriment leur amour, leur haine, leur désillusion. Je conseille Pop Matters,un site extrêmement sérieux dans son approche critique, dont les essais sont merveilleux.

Pourquoi êtes-vous le « plus grand critique au monde »?

Cela me semble être un concept assez terne, cela n’existe pas. Je suis aussi bon que la prochaine chose que j’écrirai.

(1) James McBride, Willy Vlautin et John Jeremiah Sullivan.

(2) Le sénateur républicain Joseph McCarthy (1908-1957) suscite « la chasse aux sorcières » des années 50 envers tous ceux soupçonnés de sympathies communistes.

Rock’n’rollogue

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Né en juin 1945 à San Francisco, Greil Gerstley -de son vrai nom- a travaillé pour nombre de publications prestigieuses (Rolling Stone, Creem, The Village Voice) et a publié une vingtaine de livres. Parmi ceux-ci, deux classiques. Mystery Train: Images of America in Rock’n’Roll Music, paru en 1975, a connu diverses rééditions via une dizaine de langues, dont une excellente version en français chez Allia en 2001. Marcus y prend certains artistes-archétypes tels que Presley, The Band ou Robert Johnson et les raconte en dérivant vers d’autres domaines non musicaux, liant leurs répertoires et trajectoires aux sagas du Great Gatsby ou de Moby Dick.

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Soit une brique touffue et documentée qui évoque une version hallucinée, mais parfaitement maîtrisée de l’archéologie rock. Son autre ouvrage référence, Lipstick Traces: A Secret History of the 20th Century (1989), pratique les mêmes liaisons imaginatives, cette fois-ci entre divers mouvements d’avant-garde -dadaïsme, lettrisme, situationnisme- et la contre-culture musicale incarnée par le punk et les Sex Pistols. Son dernier livre, traduit en français, date de 2016: L’histoire du rock en dix chansons (Galaade Editions). Toujours avec la même virtuosité intellectuelle, Marcus y propose à partir de dix morceaux plus ou moins fameux –Transmission de Joy Division, To Know Him Is to Love Him de Phil Spector- une analyse de la chanson comme virus mutant et hautement transmissible.

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