Serge Coosemans

Trop de logos, pas d’apéro

Serge Coosemans Chroniqueur

Serge Coosemans n’a pas été au premier Apéro Urbain de la saison. Il aurait pu s’en justifier par un sketch à la Laurence Bibot mais il a préféré une charge frontale digne d’un Ad Block humain contre la pub et les partenariats dans le monde de la fête. Sortie de route, S03E34.

Vendredi, il a vaguement été question de nous rendre au premier Apéro Urbain de la saison, Place des Musées, à Bruxelles. Quand on me l’a proposé, je venais d’achever la vision du dernier Woody Allen, Blue Jasmine, et c’est ce qui m’a à vrai dire freiné. J’ai eu cette vision d’une Place des Musées bondée de versions locales et rajeunies de 20 ans du détestable personnage interprété dans le film par Cate Blanchett. Une invasion de pétasses blondes détraquées. À sacoches Louis Vuitton. Qui se font draguer par des petits dentistes pervers. De ces types qui marient le blazer à blason et la chemise en jean pendouillante au pantalon de couleur orange. Dont les amis, les bonnes connaissances surtout, travaillent tous dans l’évènementiel, chez Belgacom, D’Ieteren et Euroclear. À mes yeux, un apéro urbain, c’est donc du clubbing à la Charles-Edouard, avec aux platines Renaud Deru qui enchaîne un morceau de vingt minutes de Todd Terje à un edit tout aussi interminable de Tensnake. Cela dit, comme je n’ai à vrai dire rien contre les blondes détraquées, les Woluwéens, Renaud, Terje, les dentistes ou même les Apéros Urbains, on peut arrêter ici le sketch à la Laurence Bibot et passer à un fond un peu plus sérieux.

En fait, ce qui me dérange de façon assez générale dans la nuit et le monde de la fête, c’est la pub, les partenariats. Quand, dans une soirée ou un event, on n’y boit plus que des bières qui font mal à l’urètre et de la bave de crapaud au nom à consonance italienne tout cela parce que les organisateurs ont accepté une action promotionnelle quelconque, quelconque dans tous les sens du terme. Quand, à l’entrée d’un festival comme Les Ardentes, on expose une bagnole éclairée comme une superstar. Ma vision est assurément naïve mais il se fait que je continue de considérer que la nuit, la fête et tout ce qui tourne autour se doit de tenir d’un monde un peu à part. Or, si on fout deux bagnoles à l’entrée d’un festival ou d’une discothèque, ça devient très vite un simulacre du plus commun des salons de l’auto. Si on n’a que le mousseux à Gargamel à s’enfiler au bar, ça devient vite une dégustation promotionnelle de kermesse. Si la pub noctambule utilise les mêmes gros sabots qu’en journée, ça devient tout simplement une tentative de hold-up mental: subrepticement, ces charognards de nazes communicants profitent en fait que vous soyez dans un état euphorique ou pas loin de l’être pour tenter de vous refiler l’envie d’acheter une tuture ou une caisse d’alcopop minable. Ils vous tuent le délire, aussi: vous aimeriez vous imaginer au Studio 54 en 1977 mais les publicités bilingues omniprésentes vous rappellent que, non, vous n’êtes que belge moyen en 2014, qui plus est jamais domicilié trop loin d’un concessionnaire Smart et d’un Carrefour Planet. Dans la nuit, je trouve que même le mobilier Vedett, les plateaux Coca-Cola et les luminaires Martini, c’est de trop. Ça retire aux établissements un cachet qui pourrait être beaucoup plus personnel, voire imaginatif. Ça les normalise et dans le cas d’enseignes de brasseurs trop voyantes, ça montre surtout qui est le véritable boss du bar, ce qui est presque aussi dégradant pour le gérant qu’un marquage au fer rouge sur le cul.

Je suis assez âgé pour avoir connu les festivals, le Fuse et des manifestations comme les Ten Days de Gand avant même que les sponsors et la pub ne s’y intéressent. Ce n’était pas mieux qu’aujourd’hui, ce n’était même pas forcément très différent. Reste qu’une nuit de 1995, en entrant au Fuse, je me suis pris une banderole promotionnelle de Radio 21 dans le champ de vision comme un coup de poing dans l’oeil. Je caricature à peine mais la semaine d’avant, elle n’y était pas et la semaine d’après, on en avait rajouté une de Stu Bru, parce que voilà, le Fuse s’était ouvert à la pub et aux partenariats, comme bien d’autres du secteur à cette époque. On n’a pas été beaucoup à s’en émouvoir. Certains trouvaient ça normal, inévitable, et d’autres ne l’ont à vrai dire même pas remarqué. Il y en a surtout eu beaucoup pour penser que ce genre de partenariat augurait en fait d’un bel avenir tant pour Radio 21 que pour le Fuse et même, de façon plus générale, pour la musique électronique.

Moi, ce soir-là, j’ai surtout trouvé qu’un truc s’était fini. Je ne me l’explique pas vraiment. Je ne sais même pas ce qui s’est vraiment perdu: une liberté? Un amateurisme? Une indépendance? Un héroïsme? Une folie? Une coolitude? Une pureté? C’est typiquement le genre de question sur laquelle on peut débattre des heures et des heures et c’est aussi typiquement le genre de question qui se caricature très facilement comme de la nostalgie de puriste ou de la prise-de-tête d’éternel rebelle alors qu’il y a, je le sens, je le sais, quelque-chose de bien plus fondamental là-derrière que juste un peu de bouderie à l’égard de Radio 21, de Corona ou de Martini. Le sentiment est d’ailleurs assez partagé. Sur le site Yelp, par exemple, des gens à priori assez différents les uns des autres (sauf si ce n’est qu’un troll qui multiplie les pseudos), adressent justement aux Apéros Urbains des critiques relativement similaires. L’impression qu’avant, c’était monté à l’arrache, sans véritable stress, avec une musique plus edgy, pas de sécurité, moins de monde, quelques futs de pils à vider sans compter et la rasade de vodka pas chère du tout. Alors qu’aujourd’hui, il y a de la sécurité, de l’encadrement, des grillages, beaucoup de files pour une vodka plutôt mal servie et, surtout, de la pub. Beaucoup de pub. Partout, pas qu’aux Apéros Urbains. Pour ce qui est de l’encadrement et de la sécurité, quoi de plus normal, à partir du moment où l’event passe de quelques centaines de personnes à 10 fois plus, ce qui invite forcément les autorités à vouloir contrôler ce qui se passe et à rappeler les règlements existants. Pour la pub, restera toutefois toujours cette sensation étrange de se voir imposer un invité ni vraiment désiré et encore moins discret. Qui sert même éventuellement des coups d’un alcool qui fait mal au zizi.

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