Survivre à une autre nuit bruxelloise de haine pure et de violence larvée

The Purge © DR
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

De temps à autre s’abat sur la ville un Vortex qui fait que cette nuit là, rien n’ira. Serge Coosemans vient d’en faire l’expérience, passé de type gentiment moqueur à Louis-Ferdinand Céline d’un vendredi soir, avant de redevenir 99% Bisounours. Sortie de Route, S03E38.

C’est un grand mystère, connu de tous les professionnels de l’horeca, des flics, des taximen, des médecins de nuit et c’est aussi ce qui fait le beurre des auteurs de polars pour qui c’est un canevas scénaristique classique: certains soirs, certaines nuits, ça ne va tout simplement pas. Les meilleures volontés du monde n’y changent rien. Il s’abat sur la ville comme un sortilège d’ennui et de nervosité, une chape de violence larvée. Les gens restent chez eux et ceux qui sortent malgré tout risquent bel et bien de se disputer, de se battre, de se retrouver en cellule ou aux urgences, au mieux dans un mauvais lit. Ce sont des nuits de sensibilités exacerbées, de nervosité animale. Ce n’est pas comme à la Saint-Sylvestre, où tout un tas de cons qui n’ont pas la pratique de la nuit font tout un tas de conneries en même temps. C’est autre chose, un moment d’horreur insidieuse où même le plus parfait gentleman noctambule se retrouve à pincer la fesse qu’il ne faut pas et où le grand fauve pourtant rompu aux us et coutumes nocturnes va se montrer complètement imbuvable. Peut-être est-ce du aux conditions atmosphériques? Ou à l’influence de la Lune? A celle de Satan? A des expériences de la NSA? Au début des grandes vacances? Au foot? Personne ne le sait mais tout le monde le sent. C’est un Vortex d’ennui et d’emmerdes et la dernière fois que Bruxelles s’est retrouvée engluée dans un truc pareil, ce n’était pas plus tard que ce vendredi 4 juillet 2014.

Mon témoignage: devant l’échoppe d’un fournisseur de maladies cardio-vasculaires réputé, j’attends mes frites et ma croquette d’âne mort. Dans la file, un type fait des papouilles ostentatoires à son gamin. Ca n’a rien de pédophile, on voit bien que c’est juste un papa amateur de trance Goa qui a du prendre beaucoup trop de MDMA dans sa jeunesse. Depuis, comme beaucoup de gros gobeurs d’ecstasy, il est incapable de gérer ses émotions. Il faut qu’il aime, qu’il montre qu’il aime, qu’il touche tout ce qu’il aime. C’est plus théâtral qu’une interview de Francis Huster et c’est parfaitement exaspérant. Le type se rend compte qu’il me court sur le système mais plutôt que de changer d’attitude, le voilà qui se met alors à me provoquer, en parlant à son fils comme si de rien n’était mais assez haut pour que je l’entende, puisque c’est en fait moi qu’il vise: « Tu sais que pour les vacances, Tonton s’est laissé pousser la barbe? Il a maintenant une vilaine grosse touffe au menton, comme Le Monsieur, là. Tonton a aussi un peu grossi. Pas beaucoup. Il n’est pas vraiment devenu gros mais il a une certaine stature, quoi. Comme Le Monsieur, là… » Le gamin se rend compte du chelou de la manoeuvre et demande à son père d’arrêter de me montrer du doigt. Mais Ronny Mitsubishi insiste : « Non mais je n’ai rien contre Le Monsieur, là. Il a l’air de quelqu’un de très bien, Le Monsieur, là. Pas très comique mais correct… » Le Monsieur, là, est évidemment à deux doigts d’attaquer la gorge de ce bête collectionneur de flyers de soirées Bonzaï à la petite fourchette en plastique. Heureusement, nous sommes sauvés par le gong. C’est-à-dire le bruit que fait une bonne grosse clotte de mayonnaise chimique s’écrasant lourdement sur nos gastronomies du soir respectives.

Deux arrêts cardiaques et une montée de diabète plus tard, je descends vers Recyclart, où m’attend la suite du cauchemar. Devant une trentaine de personnes à tout casser, un sosie de Paul Giamatti à la guitare, accompagné d’un batteur dont je n’ai aucun souvenir et qui a donc peut-être joué habillé de la cape d’invisibilité de Harry Potter, moulinent une infâme purée de post-rock hard-core à volume très élevé, vraiment le genre de crotte nineties qui n’aurait pas du survivre au bug de l’an 2000. Je me réfugie au bar, où je commande une bière, que je bois par le nez, histoire de cacher ma bouche hilare derrière le gobelet. A deux pas, il y a en effet deux types avec des coiffures à faire peur aux Kajagoogoo en personne, ce qui provoque mon hilarité, mais alors grave. La coupe de l’un est impossible à retranscrire sans risquer la rupture d’anévrisme. L’autre se trimballe sur la tête ce qui ressemble à une chiure d’oiseau qui aurait gelé sur un crâne chauve. C’est très marrant mais pas suffisant pour changer mon humeur, de plus en plus mauvaise. Je bascule d’ailleurs définitivement du Côté Obscur en reconnaissant la musique qui provient de l’une des petites galeries extérieures de Recyclart, la Vitrine 21. Durant une bonne heure, un mec y fait danser une vingtaine de personnes avec… un seul album. Ses morceaux viennent tous de la compilation Metal Dance 1 de Trevor Jackson, qui a l’énorme avantage d’être composée de deux disques, ce qui permet de mixer les tracks de la Face A avec ceux de la Face C ou D. Ou ceux de la Face D (et de la Face C) avec ceux de la Face A ou B. C’est pour voir si vous suivez, oui.

En temps normal, ça me ferait ricaner mais comme on est là en pleine nuit de Vortex satanique, je trouve ça scandaleux et ça m’énerve. C’est typique, me dis-je, de cette indulgence crasse qu’entretient l’underground bruxellois envers lui-même. Il viendrait aux oreilles de ces andouilles qu’un deejay du Libertine Supersport a tenu une heure avec une seule compile que ça nous donnerait dix ans de moqueries et de médisances. Là, le mec passe pour Le Prince de la Décadence alors qu’il n’en touche pas une et ça me donne juste envie d’écrire un pamphlet. D’avancer une théorie comme quoi les grappes d’étudiants en graphisme, les tatoueurs professionnels et autres modistes exclusivement nourris à la Cara Pils et au speed hennuyer sont en fait bien plus néfastes pour l’actuelle ambiance nocturne bruxelloise que les Expatriés de la Commission Européenne. Quoi de plus ringard et déprimant, en 2014, que ces gens qui se tatouent des cerfs, portent des t-shirts de loups? Ces filles qui s’habillent aujourd’hui comme le Rock Steady Crew de 1982, « oué, tro kool« ? Ces skateurs qui ont encore moins de vocabulaire qu’un footeux? Ce sont tous de véritables barakis, en fait, qui n’ont qu’un peu de culture rock, plutôt visuelle qu’écrite d’ailleurs, à agiter pour donner le change, mais finiront bien un jour par délaisser les albums de Kap Bambino pour les programmes de TF1, quand viendra la vieillesse. Mon venin m’échauffe, j’ai aussi envie de lancer le débat définitif sur Recyclart, PARCE QUE OUI, C’ÉTAIT MIEUX AVANT. C’est INDISCUTABLE que C’ÉTAIT MIEUX AVANT. En fait, je m’échauffe tellement que je me barre presque en courant, à même pas minuit, tout excité à l’idée de taper une bonne grosse chronique hargneuse qui n’épargne personne.

Mais c’est un soir de Vortex, donc, et sur le chemin du retour, je m’embrouille avec un jeune type qui se trimballe sous le bras un baffle relié à son téléphone portable et fait gueuler du rap geignard et mélodique pour tout le quartier; un truc vraiment horrible que je n’ai pas reconnu et à côté duquel Stromae passe pour NWA. Un quart d’heure plus tard, je récupère mon amoureuse en train de se faire draguer par un expat’ de la Commission Européenne, ce qui me rend aussitôt les graphistes amateurs de tatouages de cervidés à nouveau sympathiques. Il y a de la fight verbale qui nous fait perdre un temps dingue et finalement, rentré, claqué, je m’endors boudeur, surtout frustré de ne pas avoir eu le temps d’écrire mon remix de Bagatelle pour un Massacre. Le lendemain, au réveil, mon aimée me demande « Ton article va basher Recyclart, alors? » « Ben non« , que je réponds. Pourquoi je basherais Recyclart? Y a Tony Allen gratis le 18 juillet et si ça, c’est pas le plus beau cadeau de l’été, je ne sais pas ce que c’est. La Nuit de Vortex est finie depuis les premières lueurs du jour: on est à nouveau paisibles, curieux et ouverts. J’ai même envie de m’acheter un pull avec un loup dessus, tiens.

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