Sortie de route, track #8: L’enfant de la débauche

Gonzo éthylique, Serge Coosemans chronique chaque lundi la nuit. Cultures noctambules, aventures imbibées, rencontres déglinguées, observations variées, win, lose et sortie de route assurées.

C’est une soirée dans un grand appartement ixellois, qu’un ami aura fini de payer vers 2036. Cela se passe en deux temps, deux publics. De 18 à 21 heures, un vernissage, des mioches, des vieux, des parents, des quiches au brocoli. A partir de 21 heures, brancher le matosse DJ, pousser les meubles, sortir la vodka du frigidaire. Le passage d’une ambiance à l’autre est amusant à observer. Beaucoup de filles retirent leurs pulls. Au premier beat, c’est le moment de montrer ses formes. La marmaille évacuée, l’oeil des mères passe du tendre au lubrique. Certains mecs, c’est encore pire. Jusque là englués dans de très polies et réservées discussions sur l’état du monde arabe, le FMI, Di Rupo, Merkozy, ça évalue soudainement la qualité des popotins en présence, scanne qui kiffe qui, s’enquiert des possibles plans schnouffe. La soirée démarre timidement, avec ma bille aux manettes DJ. Je passe du funk à 120 BPM, Prince, The Gap Band, ce genre. « Pourquoi les gens ne dansent pas directement? », me demande un gamin de 11 ans ayant échappé à la déportation. Appelons le Crapulito. Pendant les quatres heures qui vont suivre, je vais lui expliquer le fonctionnement, la typologie et le déroulement d’une soirée dansante. Le rôle du deejay, les pièges du métier.

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Crapulito, qui ne parle pas un mot d’anglais et n’a aucune culture noctambule, me sort pif-paf une fulgurance: « c’est marrant, on a l’impression que tu les chauffes ». Oui, c’est exactement cela, Enfant, je les chauffe. Un début de soirée, on appelle cela un warm-up, c’est la traduction littérale de chauffer. Ça chauffe d’ailleurs tellement que je me ramasse le premier poney de la nuit, un type coiffé à la serpette, total-looké Bouglione. « Tu n’as pas LCD Soundsystem? », qu’il me demande. Il est 21h09, j’ai passé exactement deux morceaux et il y a déjà un snul pour décréter que la musique doit être différente. En présence de l’enfant, je reste très politiquement correct: « Non. Plus tard peut-être. L’autre DJ sans doute. » Traduction: va te faire défoncer le fondement au marteau-piqueur rouillé, misérable babouin de peu de goût. Observation de Crapulito: « Regarde comme il tourne autour de cette fille. C’est parce qu’il veut danser avec elle qu’il veut que tu mettes une autre musique. » La Génération Z apprend vite, me dis-je, alors que le rockeur de cirque claudique sur le dancefloor devant sa donzelle qui semble déjà avoir compris qu’un type qui ne sait pas bouger sa couenne sur du groove black doit s’avérer, au lit, véritablement fukushimesque (les fuites, tout ça). Je pourrais bien lui sauver la réputation du slip en balançant sur la sono du Rage Against The Machine, qu’il puisse sauter en l’air en faisant le signe du diable avec les doigts pour montrer au monde combien il est cool et anticonformiste mais en fait, je passe plutôt des tubes de house balléarique et le type disparaît de mon champ de vision. Sans doute qu’il a trouvé un pair pour parler de World of Warcraft et que la possibilité de coucher n’est donc plus prioritaire. « Les filles dansent, remarque Crapulito. Pas les mecs. C’est bizarre… » Toujours faire danser les filles, Kid. Le reste on s’en fout, mais si les filles ne dansent pas, t’es fini avant même de commencer. J’aime mon rôle de mentor. Le gosse boit ces paroles qui sur un blog lanceraient un débat stérile et insultant. Les filles ne dansent pas tant que ça, elles veulent du Beyoncé plutôt que les Rolling Stones mais Crapulito n’y voit que du feu.

Mine de rien, nous voilà déjà à l’heure indécise. J’explique à Crapulito que c’est un truc, en tant que DJ, qu’il faut sentir et sans doute le moment le plus responsabilisant de la nuit. L’heure indécise, c’est quand les gens commencent à se demander s’ils vont rester ou aller s’achever ailleurs. L’évaluation des popotins est terminée, pour la schnouffe faudrait passer par Molenbeek, tout le monde a déjà aussi capté que la musique sera définitivement trop ceci, pas assez cela, blablabla… L’ambiance est posée et maintenant, c’est à voir si on fait partir cela totalement en trip sauvageon ou si l’implication réelle dans la fête ne vaut pas vraiment les souffrances assurées du lendemain. Alles geven, tout donner, c’est là que cela se joue. Qu’un bon DJ fait décoller le truc grave, qu’un flan pédale dans la semoule jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les pochetrons en phase terminale, les paumés, les moches. En l’occurrence, Dieu et Electrabel décident pour nous: les plombs pètent!

Quand la lumière revient, on laisse les platines à un compère et on va un peu se promener dans la fête. Crapulito estime que « les gens sont de plus en plus bourrés ». Il traduit avec une certaine pertinence les regards appuyés, a vraiment capté qu’en gros, le mot magique, le feu qui chuinte sous la couche de sociabilité, c’est bougabouga. Assez curieusement, alors que les gosses ont généralement horreur de l’inutile et du scabreux, il aime ça. Ça le fait même hurler de rire que des gens peuvent avoir envie de déclarer leurs intentions en mettant la langue dans une autre bouche que la leur. Décidément alerte, Crapulito capte même que l’attention des filles envers moi est très différente les moments où il m’accompagne de ceux où il va toucher quelques mots à son père, me laissant seul avec ma bière. Il comprend que je ne suis alors plus perçu comme une sorte de Ryan Gosling en plus mûr très à l’aise avec les petits mais bien dès lors reconsidéré comme un gros pochetron dangereusement en rut. « Je suis ton appât, non? », qu’il me sort. Bon. Vu que je commence à être sérieusement perché, la vanne ostentatoire l’aide bien à mesurer l’affaire: « Non, ce n’est pas le mien. Si c’était le mien, il vous ressemblerait. » Ou, à une ex d’il y a 10 ans, « je te l’avais caché mais oui, c’est le nôtre, Roger. »

Crapulito kiffe tellement la vibe qu’il parle de travailler plus tard dans le son, s’enquiert du prix de la table de mixage, du machin à MP3. Quand je lui dis qu’une prestation de DJ un peu connu peut tourner autour de 30.000 euros les quelques heures, son calcul est vite fait: « Tu passes combien de morceaux en une heure? » Douze, quinze… « Waow! ». Il a 11 ans, le truc qui l’attire, c’est de chipoter de la musique sur ordinateur. Il veut filer à Cologne le plus vite possible, acheter le matosse dans les magasins spécialisés. La douche froide: « Tu sais qu’il faut 18 ans pour entrer en club? » Réponse qui tue: « T’as pas dit tout à l’heure à papa que t’avais un jour vu un deejay de techno très dure de 12 ans, en Angleterre… » « Heu… Oui… Dans une, heu… Rave… Qui était, comment dire… Pas franchement légale… Heu… Carrément interdite, même. Voilà, quoi. Faut pas aller dans des trucs comme ça. Jamais. Moi, j’y allais parce que je suis journaliste. Pour dénoncer et informer… Le travail de la presse… Ce sont des endroits très vilains… Ce pauvre enfant était sûrement exploité… » Heureusement pour moi, vu qu’il était l’heure où les gamins se transforment en citrouilles, son père est venu me sauver de la justification débile en m’enlevant Crapulito de la vue pour le ramener dans son doux foyer en pain d’épice. Le lendemain, le garçonnet a toutefois confirmé son envie d’être plus tard deejay. Moi, quand je me suis réveillé, dans le miroir, il y avait Satan.

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Serge Coosemans

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