Serge Coosemans

Sex & drugs & un bon gros brunch

Serge Coosemans Chroniqueur

Pourtant péniblement, poussivement et uniquement diplômé de l’Athénée Royal Madeleine Jacquemotte à Ixelles, Serge Coosemans n’en passe pas moins la semaine à Oxford, au Royaume-Uni. L’occasion de visiter les soldeurs de la prestigieuse ville universitaire et d’en observer la culture pop, où le brocoli semble désormais plus compter que Radiohead. Sortie de Route, S04E31.

À Oxford, sur New Inn Hall Street, chez The Last Bookshop, je me suis offert pour £3 un petit bouquin assez marrant, Mind The Bollocks d’un certain Johnny Sharp. L’auteur y recense des critiques aussi assassines que complètement à l’Ouest d’albums depuis considérés comme classiques, démonte quelques mythes du rock, prouve que certaines paroles politiques de U2, par exemple, relèvent du bullshit pur et simple. Il exhume aussi de ses archives des extraits d’interviews aussi grandiloquents que tartignolles d’artistes persuadés de propager de grandes vérités alors qu’ils sont en réalité en train de copieusement sucrer les fraises. Quelques exemples (en traduction perso):

« Thriller est une affaire très inégale… Si j’étais Jackson, j’abandonnerais tous ceux avec qui il a travaillé jusqu’ici et je partirais sur la Côte Ouest à la chasse aux jeunes talents. Ce type est doué mais là, il a tout gâché. » (Paolo Hewitt dans le Melody Maker, en 1982, à propos de Thriller de Michael Jackson)

« La musique est une fusion de funk et de rock à peu près aussi plaisante qu’un ulcère à l’estomac. Sa faiblarde tentative de devenir une version masculine de Grace Jones tombe très vite à plat… Au plus vite sera détrôné Prince, au mieux. 4/10. » (Beverly Hillier dans Smash Hits, en 1981, à propos de Controversy de Prince)

« Right Said Fred est le genre de groupe qui fait le genre de musique dont ABC et The Human League passent tellement de temps à parler qu’ils n’ont en fait jamais réussi à la produire eux-mêmes…Un jour, Right Said Fred sera plus grand que Prince, Madonna, Michael Jackson et même Blur. 8/10. » (David Quantick dans le NME, en 1992, à propos de l’album Up de Right Said Fred)

« C’est tellement absolument éblouissant que ça laisse complètement bouche-bée. C’est Mozart au volant d’un Monster Truck. C’est un tremblement de terre filmé par les Frères Coen. C’est du pur plaisir siphonné de la glande surrénale et réinjecté dans le cortex cérébral via une seringue de titane. C’est The Fat of the Land, l’album qui mangea le monde… Il fera exploser votre esprit et en écrasera les morceaux sur le tapis de sa bottine de taille 14. » (David Bennun dans The Guardian, en 1997, à propos de The Fat of the Land de The Prodigy)

Le musée des passions éteintes

Hilare, je lis tout ça en buvant une sorte de Coca allemand bio drôlement chargé en caféine, assis à une table du Keen Bean, un minuscule coffee shop intégré au Truck Store, le dernier véritable disquaire de la ville d’Oxford. La boutique a ouvert en 2011 sur Cowley Road, le coin où cohabitent hipsters, bobos et immigrés. Au départ, c’était un disquaire du genre pur et dur, qui avait pensé à construire une minuscule scène pour accueillir des groupes lors de sessions plutôt acoustiques et présentait un mur entier de DVD et un autre de comic books. C’est cette section de la boutique qui a assez vite été transformée en coffee-shop, l’offre DVD se limitant désormais à deux petites étagères et à un présentoir près de la caisse. L’espace jadis consacré aux films et aux bouquins, désormais équipé de banquettes, de quelques tables et d’un comptoir servant des kawas africains et des limonades prétentieuses, est donc devenu le paradis du barbu maigrichon à laptop capable de faire traîner une tasse plus longtemps que l’autonomie d’une batterie de Mac. Je me moque mais l’endroit est en fait très agréable, paisible et parfaitement fonctionnel si on désire y travailler. Le truc, c’est qu’un moment, quand on laisse son esprit vagabonder, il est facile de se croire dans la cafétaria d’un musée. Le musée des technologies culturelles de transition (vinyles, CD, DVD…), le musée des passions éteintes.

Je suis bien resté deux heures à m’enfiler du Coca teuton en y observant les gens par-dessus mon bouquin de troll et je n’ai pas l’impression d’y avoir vu grand-monde s’exciter à l’idée de s’acheter un disque, acte qui relevait plus du geste commercial dépassionné. Un moment, je me suis mis à lire la presse musicale gratuite qui traînait dans le magasin – des feuilles de choux du nom de Crack, Nightshift, DIY, Shirefolk – et elles ne m’ont pas non plus semblé dégouliner d’enthousiasme; les articles se contentant le plus souvent de décrire la musique et les groupes de façon très raisonnée et impersonnelle, serviable, comme un catalogue. « C’est comme si les gens achetaient de la musique et en parlaient comme on achète et on consomme du pain », me suis-je dis, avant de tilter que non, justement, lorsque vient le moment d’acheter et de consommer de la bouffe, c’est désormais là qu’une partie considérable de la population entre dans des états de délire incroyables.

Cette observation est d’une banalité affligeante mais les vioques de mon genre ont parfois tendance à (vouloir) oublier que sur les réseaux sociaux, on poste désormais bien davantage de photos de quiches en passe d’être gobées que de pochettes du dernier album de musique acheté. A Oxford, personne ne semble fiévreusement attendre le prochain Radiohead, pourtant l’une des plus grosses fiertés locales. Par contre, il existe désormais un resto thaï où si je téléphone ce soir pour réserver, je peux espérer y avoir une table en juillet. On apprécie toujours la musique forte, on picole toujours au pub, on sort toujours en club, mais cela semble désormais moins primordial, moins sujet à fanfaronnades, que de se choisir consciencieusement un brunch bio très extravagant dans un endroit bien ramenard. Ce shift passionnel du cerveau vers le bedon déteint fort sur la pop culture contemporaine. Les gens commencent à savoir parler bouffe, cafés et pinards de façon plutôt correcte, en long et en large, ou alors de façon débile mais drôle, alors qu’il y a de moins en moins de discussions et d’articles qui ne relèvent pas de l’enfilade de clichés dénotant d’un certain ennui sur la musique et tout ce qui tourne autour. Que Munchies, les émissions de Vice sur la mangeaille, soient plus marrantes, modernes, voire trash, donc excitantes, que le site musical du même groupe média, est probablement le symbole le plus fort de cette tocade gastro-culturelle qui nous embourbe tous ou presque. Moi-même, j’y succombe. La semaine prochaine, je serai en Ecosse. Je me fous désormais totalement de Franz Ferdinand, de Cherry Red Records, de Soma et du Sub Club. Par contre, quand je pense au wiskard tourbé des îles et aux croquettes de homard, je bande. Signe des temps. Ou d’un esprit en vacances.

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