Quand Bill Murray danse le Mia

Comme chaque semaine, Guillermo Guiz, notre vigie des nuits bruxelloises, nous raconte ses frasques nocturnes. Night in Night out, épisode 7.

Ca commence vendredi. Parce que vendredi, je suis sur la liste. Mazel Tov! Pour pénétrer dans le saint des seins, dans l’antre des ventres, dans le festin du fond de teint, un patronyme suffit. Pas de simagrées, même pas besoin, devant les tableaux Excel sur A4 noircis de privilèges, d’aligner ces phrases devenues, après tant d’années de « Night in Night out » (six semaines), quasi mécaniques, huilées, fluides: « Bonsoir (accent de bogoss, sûr de moi), je suis chroniqueur pour Focus…(Blanc)… C’est le culturel du Vif l’Express (c’est un magazine… oui, celui-là, mais c’est pour le site). En fait, je passe de soirée en soirée pour raconter un peu les ambiances et tout ça (toi, je vais finir par te sortir mon CARNET et mon BIC si tu continues à faire ton autiste). Si je suis sur la liste? Oui… Enfin non, enfin pas proportionnellement au ratio espace-temps en terme de facéties post-quantiques. »

Magistrale penauderie. Instant X. Moment crucial et figé, regards qui s’entrechoquent dans un jeu de pouvoir aussi haletant qu’une course-poursuite entre une tortue lettonne et un bouquetin apatride: va-t-elle céder? Me laissera-t-elle, à la faveur de ces quelques mots fiévreux, bomber le torse, redresser la mèche (vite, un miroir) et me propulser, tel Philip Seymour Hofmann suivant aux toilettes Anna Paquin dans La 25ème Heure, sur les traces du millième clou à planter dans le cercueil de ma liiife? De toute façon, en ce vendredi d’hiver-qui-ne-dit-pas-son-nom, je suis sur la Liste. Sur la L.I.S.T.E. Suis en guest baby! Let’s roll ! « Bonne soirée », m’expédient les jolies lèvres de ce Cerbère sévèrement balconné. Et hop, l’univers s’entrouvre.

A l’intérieur, deux salles d’égale dimension se jouxtent, tièdes et fébriles: ambiance à la fois roots et capitonnée, murs taggués à l’arrache et meubles design, light-show léché et brutal, sound-system bastonneur et délicat. La pièce déborde, mais personne ne me bouscule. Ca sent le parfum de femme, sans l’écoeurement. Palper l’essence de la fête… Au commencement, il y a le bar. Un bar en bois incrusté de cuir tapissé de portraits au fusain: je reconnais Thom Yorke, JP Nataf, Abdellatif Kechiche, Javier Bardem, Philip Roth. Et Tatiana Silva, en chair, en os et en grain de beauté. Parfaitement.

« Vodka-Perrier, c’est ça? », me glisse la sublime Miss Méteo, exceptionnellement détachée de son boulevard Reyers d’adoption pour alimenter mon alcoolémie. « Qui t’as dit que j’aimais ça, Tatiana? » « J’en sais beaucoup plus sur toi que tu ne le penses. Je finis à 5h, si ça te dit… » « Laisse-moi réfl… OK. Je t’attendrai à 4h30. Je te dois combien pour le verre? » « Open bar ce soir, pour toi… »

J’ai toujours su que Tatiana et moi, ça pouvait coller, que ça collerait. Cela dit, je m’en bats délicieusement les haricots parce que ce soir, les femmes en tant que concept ont décidé de me chauffer le coeur. Toutes ensemble. Les ‘tites nanas branchouilles ont mis le paquet de style. Et les bombasses à talons semblent délestées de leur arrogance naturelle, protection-carapace pour les plus futées, impropre vanité pour l’immense majorité des autres. Je n’en crois pas mes pupilles: leurs regards sont francs et malicieux, les biches du Spirito, des Jeux et d’ailleurs auraient-elles, le temps d’une trêve nocturne, gagné en consistance ce qu’elles ont perdu en surdose de maquillage? On dirait même… qu’elles s’amusent! Si si!!

Serait-ce l’absence globalisée de champagne, remplacé par des magnums de Nesquick? Serait-ce la présence, aux plaques, de la crème du DJing mondial emmenée, dans une ambiance bon enfant, par les équipes du Libertine Supersport, du Fuse, des Strictly Niceness et des soirées Da Real Deal? Sven Väth, Laurent Garnier, Jeff Mills, Felix Da Housecat, Brodinsky, Vitalic, Gilles Peterson, Florian Keller, DJ Premier, Guru (oui), Cut Killer, et même mon pote Daddy K se relaient, se marrent, se torchent la gueule au cidre demi-sec en invitant les clubbers dans le DJ-booth.

Des concours de danse s’improvisent un peu partout, comme dans le Mia (l’abeille). Fans de techno et bouffeurs de hip hop, passionnés d’acid house et dingues de ragga, amateurs de funk et férus d’électro-disco: y’en a pour tous les goûts, tout le temps, partout, goulument, passionnément. Entre les deux salles, le supplicié David Guetta chante I Got a Feeling dans une cage de verre surélevée par des chaînes dorées. Chaque fêtard peut y jeter un sou. A vue de nez, la prison translucide dans laquelle s’époumone l’affreux David devrait être gorgée de pièces d’ici deux ou trois heures, maximum. Ce qui, physiquement parlant, le fera taire à jamais, gavé qu’il sera façon foie gras par ces euros qu’il chérissait tant, pourtant. Je le sais, Simon Le Saint lancera l’aumône fatale, même s’il lui arrive de digérer ce track dans les fêtes à macs, à prostituées et à Dom Pérignon.

Ce soir, l’extravagance est reine, les mecs portent des vêtements qui n’en sont plus, sont ivres sans être lourds, dansent frénétiquement, draguent les filles avec originalité et courtoisie. Elles leur répondent sans dédain, avec les oeillades complices de celles qui savent qu’on ne vit qu’une fois et que ce soir pourrait fort bien être le dernier. Autant qu’il s’éternise alors, et il s’éternise, je suis Bill Murray dans Une soirée sans fin, la musique s’inscrit, stupéfiante, dans chacun de mes pores, l’alcool me fait du bien sans jouer au bowling dans mes neurones, mes amis sont là, heureux, en communion, il est 7h du matin et le gouvernement du nouvel Etat bruxellois, informé de l’énormité de la sauterie, instaure un couvre-feu à l’envers: personne ne sortira de ce club avant le lendemain, sous peine de devoir assister au nouveau spectacle des Frères Taloche. Au premier rang. Je suis bien. Mais je me réveille en sursaut.

Vendredi, en fait, j’étais sur la liste. Au Barsey, élégant et luxueux hôtel niché le long de l’avenue Louise. Par le passé, j’ai beaucoup dépensé d’argent au Barsey. Mais ne m’y suis que rarement amusé. J’ai écouté beaucoup de musique vomitive au Barsey. Et j’y ai croisé Jean-Claude Van Damme un soir. C’est le genre d’endroits où l’on croise Jean-Claude Van Damme. Vendredi, j’étais sur la liste au Barsey. J’avais même des jolies copines qui m’attendaient. Mais je suis resté dans mon lit, tout seul, à lire les BD de mon enfance (à un moment comme ça, pendant un braquage de banque, ben Eric Castel se fait enlever avec Enrico Nervi, son nouvel équipier au Barça depuis qu’Eric est revenu du PSG, mais les ravisseurs savent pas qu’ils jouent au Barça et donc après, ce qui est fort, c’est qu’Enrico, un fougueux Argentin qui n’aimait pas Eric parce qu’il avait peur qu’il redevienne le chouchou du Nou Camp, se met à parler super beaucoup à Eric pour s’entraider et tout et puis ils arrivent à s’échapper juste à temps pour un match capital et ils marquent tous les deux).

J’ai raté plein de bonnes soirées ce week-end, de la Freaks & Geeks à Simian Mobile Disco au K-Nal, en passant par la I Mean Disco et la seconde partie du Plastic Plastic. Mais parfois, dans la vie d’un homme, se souvenir de l’enfant qu’on a été permet d’envisager avec d’autres yeux les débauches hebdomadaires dans lesquelles on se fourre systématiquement. Quand j’étais un enfant, je voulais m’amuser. Maintenant que la trentaine fait sa collante, je devrais toujours avoir envie de m’amuser. On devrait tous avoir envie de s’amuser. A la semaine prochaine. Rideau.

Guillermo Guiz

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