Plan K: les belles heures de la salle qui a vu passer Joy Division

Joy Division se produit deux fois au Plan K, le 16 octobre 1979 et le 17 janvier 1980. Personne ne peut alors prévoir que le groupe de Manchester, malgré sa brillance musicale, deviendra une madeleine des années industrialo-new wave suite au suicde de Ian Curtis le 18 mai 1980. © Philippe Carly
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le photographe bruxellois Philippe Carly autoproduit via crowdfunding un beau livre sur les années de gloire rock du Plan K. Celles de la génération Joy Division.

Il se baladait engoncé dans le même long imper cuir foncé de gestapiste, plutôt farouche. Collé à l’oeilleton de son argentique, notamment au Plan K, ancienne usine de cassonade de Molenbeek fréquentée pour ses sensations de la fin des années 70 et du début de la décennie suivante. Trente-cinq ans après ces épisodes tutoyant l’Histoire, qu’est devenu le fameux imper? « Un jour, ma future belle-mère a pris comme prétexte de le raccommoder et l’a foutu à la poubelle. » Un jeudi de mi-janvier, on retrouve donc Philippe Carly, en sweat-shirt, pour parler d’Au Plan K, au premier étage de La Raffinerie. Précisément dans l’une des salles où passaient les groupes, pour la plupart anglais, couchés dans le bouquin via un noir et blanc d’une charbonneuse jeunesse. Images du vitriol alcoolisé de Mark E. Smith, du sax dérouillé de James White et, bien sûr, des apôtres pas encore sanctifiés Joy Division.

Choc générationnel

Mark Stewart, le chanteur de The Pop Group, lors d'une soirée mémorable partagée avec The Slits le 7 mars 1980: la nouvelle vague anglaise prend des sonorités post-rock et invente une nouvelle grammaire musicale dub-métallique qui tient encore le coup aujourd'hui.
Mark Stewart, le chanteur de The Pop Group, lors d’une soirée mémorable partagée avec The Slits le 7 mars 1980: la nouvelle vague anglaise prend des sonorités post-rock et invente une nouvelle grammaire musicale dub-métallique qui tient encore le coup aujourd’hui.© Philippe Carly
La Raffinerie du Plan K, à Molenbeek, à deux pas du Canal de Bruxelles, était une ancienne usine à cassonade, abandonnée depuis plusieurs années, sans véritable chauffage hivernal autre que les canons à chaleur: un lieu froid, décati, rouillé et fascinant.
La Raffinerie du Plan K, à Molenbeek, à deux pas du Canal de Bruxelles, était une ancienne usine à cassonade, abandonnée depuis plusieurs années, sans véritable chauffage hivernal autre que les canons à chaleur: un lieu froid, décati, rouillé et fascinant.© Philippe Carly

Bruxelles fin 1956, Philippe débarque dans une famille de parents profs, grand-père linguiste. Premier disque, le More de Pink Floyd,histoire de faire tourner la nouvelleplatine Dual dejunior, « assez bon élève relativement sage, au Collège Jean XXIII ». La photo débarque via le paternel, scientifique qui explique focales, vitesses et ouvertures du Minolta RT 101 reçu en cadeau. Le rock’n’roll, lui, débarque avec Patti Smith au Cirque Royal fin 1976: « La musique et la photo, cela a vraiment commencé un peu plus tard, avec Blondie qui, pour moi, a été un eye opener. » Tout à coup, l’étudiant ingénieur mécanicien à l’UCL se barre une semaine pour suivre le groupe new-yorkais en tournée anglaise « et là, tu côtoies un mec avec un rat sur l’épaule et une quantité invraisemblable de gens ». Choc générationnel où, instantanément, le monde (musical) d’avant prend un coup de vieux. Période initiatique qui croise la route d’Annik Honoré -avant sa liaison avec Ian Curtis- et son goût immodéré pour Siouxsie & The Banshees. Fasciné par The Scream –« un flash »- voilà le Carly reparti en tournée dans le cycle des B&B anglais, pieutant où il peut, errant dans un Glasgow nocturne où un chauffeur de taxi pris de pitié le balade dans la ville jusqu’au premier train. Carly photographie les concerts pour Télémoustique qui le remercie lorsqu’il insiste pour aussi faire des images pendant les interviews. D’autres magazines suivent -le hollandais Tresspassers W, le belge En Attendant- et le voilà marié et ingénieur chez Westinghouse: « En 1987, on a eu le premier de nos trois enfants et comme la photo de concert, entre artistes et maisons de disques, devenait de plus en plus difficile, je l’ai arrêtée pendant près de 20 ans. »

Noir et blanc d’époque

Entretemps, Le Plan K est arrivé rue de Manchester, près du canal de Bruxelles: « J’étais allé photographier dans des tas d’endroits, des arrière-salles de café, des MJ, des gymnases, des salles de fêtes, des trucs à la belge (…) et puis là, c’était autre chose. Les différents lieux, la taille, la disposition: l’endroit était brut et pas du tout conçu pour ce genre de spectacles. Tout semblait bricolé et cela donnait un plus grand sens d’appartenance qu’un lieu institutionnel où tu es juste un visiteur. Tu sentais bien que les gens du Plan K -dont Annik qui assumait la programmation rock avec Michel Duval (1)– avaient véritablement envie du groupe choisi, qui du coup n’était pas juste un ajout de plus. »

Ian McCulloch, chanteur d'Echo & the Bunnymen, 15 février 1983: lui, comme d'autres, avait lié une relation particulière avec le Plan K, à Bruxelles et à la Belgique par l'intermédiaire d'Annik Honoré.
Ian McCulloch, chanteur d’Echo & the Bunnymen, 15 février 1983: lui, comme d’autres, avait lié une relation particulière avec le Plan K, à Bruxelles et à la Belgique par l’intermédiaire d’Annik Honoré.© Philippe Carly

Dans la sélection anglaise, Joy Division mène la danse en deux concerts, le 16 octobre 1979 et le 17 janvier 1980: pas moins de 54 images du livre, sur un peu moins de 300, viennent de ces soirées-là, dont celle quasi fameuse de Ian Curtis, gros plan éclairé dans la pénombre, regard fuyant vers les hauteurs. Scénographie involontaire de lendemains qui ne chanteront pas -il se suicide en mai 1980- et d’un mythe qui ne l’est pas encore. Toujours dans un noir et blanc d’époque, celui du NME de Pennie Smith et d’Anton Corbijn, des Ramones posant devant un mur de briques new-yorkais ou de Patti Smith, androgyne photographié par Robert Mapplethorpe. « Mais en Belgique dans les années 80, précise Carly, il n’y avait pas de véritable marché pour la photo rock ou culturelle, sauf dans quelques publications qui, de toute façon, ne te permettaient pas d’en vivre. Dans la déferlante punk, on pense d’abord à la musique mais pas assez à la révolution technologique qui a permis alors de démocratiser les outils de production culturelle, graphiques, sonores, vidéo. Donnant une liberté supplémentaire. »

Cadeau papier

Etienne Vernaeve d'Isolation Ward, l'un des groupes belges qui s'est produit à la grande période du Plan K: pour le bouquin de Carly, il est l'auteur d'un texte sur les manies de la Raffinerie.
Etienne Vernaeve d’Isolation Ward, l’un des groupes belges qui s’est produit à la grande période du Plan K: pour le bouquin de Carly, il est l’auteur d’un texte sur les manies de la Raffinerie.© Philippe Carly

Au Plan K a douze ans de grossesse: le projet en serait sans doute resté au numéro zéro si Carly n’avait décroché il y a quelques semaines un fort joli crowdfunding. « J’ai essayé l’éditeur anglais Hudson Thames, mais il n’était pas intéressé, les maisons belges approchées, pour la plupart, ne m’ont pas répondu. Et je me suis rendu compte que par la voie classique, mon désir de départ -le bouquin devait ressembler au double album Still de Joy Division- ne serait pas réalisé comme je le voulais. » À la mi-décembre 2016, via la plateforme Ulule, après 40 jours de contre-la-montre, Carly rassemble 28 569 euros pour un objectif fixé de 22 500. Champagne et ravissement, les 650 bouquins peuvent être mis en production avec un supplément pour la route: un entrepreneur bruxellois qui a beaucoup fréquenté Le Plan K, Jean Mattot, offre le papier à Philippe Carly, cadeau de quelques milliers d’euros. Finances fixées, reste la morale: « Au fur et à mesure de sa conception, le livre s’est ajusté de lui-même, les témoignages mis à l’avant permettent de ne pas le lire en continu. L’expérience du lecteur sera déstructurée et aléatoire, un peu ce qui se passait au Plan K. »

Au Plan K, Joy Division & Post-Punk at La Raffinerie du Plan K Brussels 1979-2009

De Philippe Carly, Éditions ARP2, 288 pages. ****

Philippe Carly
Philippe Carly© Philippe Cornet

L’essentiel des photographies de ce livre de 2,5 kilos, format LP, provient des années dorées du Plan K-1979-1984- quand la marée est haute. Nick Cave période Birthday Party, Pop Group, Slits, Bunnymen, A Certain Ratio et un petit contingent belge, dont Digital Dance le même soir que Joy Division. Impression, layout et tirages sont soignés dans une bichromie très années 80, peu démodable. Belle idée de reproduire les posters des soirées -une cinquantaine- dont l’imaginaire graphique a contribué à la modernité du lieu. Certains témoignages sont de première main (Peter Hook), étonnamment sentimentaux (Michel Duval) ou restituent bien le fonctionnement indie des lieux (Etienne Vernaeve), plusieurs semblent inutiles et artificiels. Bémol qui n’altère pas la qualité supérieure de ce table book inhabituel.

EN VENTE VIA WWW.ARPEDITIONS.ORG ET WWW.NEWWAVEPHOTOS.COM -CARLY EXPOSE 22 TIRAGES CHEZ PIAS AU 36-38 RUE SAINT-LAURENT À 1000 BRUXELLES JUSQU’AU 28 FÉVRIER, DU LUNDI AU VENDREDI EN JOURNÉE.

(1) APRÈS AVOIR GÉRÉ LA DIVISION BENELUX DE FACTORY, DUVAL ET HONORÉ FONDENT EN 1980 LES DISQUES DU CRÉPUSCULE.

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