Critique | Musique

Nos albums de la semaine (#6): Tinariwen, Migos, Mick Harvey, Shannon Wright…

Tinariwen © Marie Planeille
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Sur Elwan, enregistré entre la Californie et le Sud marocain, Tinariwen revoit son blues des sables avec Mark Lanegan, Alain Johannes et Kurt Vile. À lire également, nos critiques des albums de Sacha Toorop, Mick Harvey, Meatbodies, Shannon Wright, Priests, Migos, Wiley, Kehlani et Loyle Carner.

Tinariwen – « Elwan »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR PIAS. ****

LE 15/03 À L’ANCIENNE BELGIQUE.

Leader incontestable et incontesté de la scène touarègue, Tinariwen a depuis cinq ans vu ses terres ensablées, le massif saharien L’Adrar des Ifoghas, situé à cheval sur le Nord malien et le Sud algérien, devenir une zone sinistrée. Sinistrée par la peur que font régner les Seigneurs de la guerre, djihadistes ou trafiquants, quand ils ne sont pas les deux en même temps. C’est donc en exil qu’Ibrahim ag Alhabib et sa tribu ont été contraints de donner vie à Elwan. Ce splendide et étourdissant septième album qui a le blues lumineux et le soleil brûlant.

Tinariwen avait déjà enregistré Emmaar dans le caillouteux désert californien de Mojave, passant trois semaines dans un studio mobile en compagnie de l’ingé son de Buddy Guy et des Raconteurs. Les rockeurs touarègues sont retournés s’y promener mais se sont cette fois posés au mythique Rancho de la Luna. Antre des Queens of the Stone Age et du stoner dans lequel défilèrent entre autres PJ Harvey, Iggy Pop et les Arctic Monkeys.

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En 2011, pour Tassili, Tinariwen avait embarqué Wilco et TV on the Radio en plein Sahara. Il a cette fois invité le chevelu Kurt Vile, le dinosaure Mark Lanegan (qui chante sur Nannuflay) et un autre pote de ce bon vieux Josh Homme: le quinqua d’origine chilienne Alain Johannes. Le tout en réembauchant Matt Sweeney (Johnny Cash, Bonnie Prince Billy, Run the Jewels…) et pour travailler sous la houlette d’Andrew Scheps, ingénieur du son croisé aux côtés d’Iggy Pop, des Red Hot Chili Peppers, d’Adele et de Lady Gaga. Bling-bling à la touarègue? Pas vraiment. On retrouve aussi au casting d’Elwan, terminé dans une oasis du Sud Maroc, près de la frontière algérienne, la jeunesse musicale locale et un groupe de musiciens berbères gnawa.

Chez Tinariwen, la musique a toujours été une question de partage et de voyage. Et en ces temps inquiétants où le monde se déchire, où la simple liberté de circuler est en danger, sa musique nomade résonne peut-être encore plus profondément qu’à l’habitude.

Elwan (c’est du tamasheq) signifie en français « éléphants » et fait apparemment référence à ceux, milices et consortiums, qui ont tout détruit sur leur passage. La bienveillance, le respect, la solidarité et les traditions ancestrales… La musique de Tinariwen, elle, n’écrase jamais. Elle flotte. Pure. Légère. Psychédélique. Hypnotique. Spirituelle. Vague à l’âme, baume au coeur. Elle panse les plaies de l’éloignement, tente de guérir dans la communion ce sentiment de perte absolue. Mais sans oublier d’exprimer sa révolte. Comme sur cet Assawt racontant les femmes du Sahara brimées, oppressées par le régime actuel et un monde qui ne tourne depuis longtemps plus rond. Avec les Kel Assouf, les Tamikrest, les Terakaft, la musique touarègue a de beaux disques devant elle. Mais elle peut encore compter sur ceux, hantés et poignants, de ses anciens combattants. (J.B.)

Sacha Toorop – « Les Tourments du ciel »

POP. DISTRIBUÉ PAR IGLOO RECORDS. ****

EN CONCERT LE 22/03 AU BOTANIQUE À BRUXELLES.

>> Lire également notre interview de Sacha Toorop.

Autoproduit avec le soutien d’un pharmacien mélomane, le second album francophone de Toorop est son meilleur disque. Initialement fabriqué à la maison, il s’est ensuite ouvert à des musiciens extérieurs amenant leurs propres humeurs jazz, rock ou spleen. Si les utopies tooropesques refusent de vieillir, elles gagnent par contre leurs galons radiophoniques: Aussi belle est douce, le duo Orient Occident avec Françoiz Breut, Anne ou Les Murmures de la vie confirment l’intimité comme matière première contagieuse. Du coup, restreindre l’action du crooner indie Toorop à la microscopique Wallonie/Bruxelles serait juste la énième confirmation d’une diffusion désespérément étroite pour le talent manifeste. (Ph.C.)

Mick Harvey – « Intoxicated Woman »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR PIAS. ****

Si l’on sait que l’adaptation anglaise des chansons de Serge Gainsbourg tient le coup hors de la prosodie francophile du maître, c’est en grande partie grâce à Mick Harvey. Depuis 1995, l’ex-comparse de Nick Cave a sorti quatre albums intégralement consacrés à l’oeuvre gainsbourgienne, dont le dernier et ultime de la série privilégie les duos du chanteur, particulièrement ceux des années 60-70. Sur des arrangements de cordes signés Bertrand Burgalat, Harvey revisite une moitié de titres connus pour le même quota de raretés, comme The Drowned One, adaptation de La Noyée issue de la BO d’un film tout autant oublié de 1971, Le Roman d’un voleur de chevaux. En chemin, Harvey embauche des chanteuses taillées pour la susurre gainsbourgienne, dont Andrea Schroeder, impressionnante dans une version exceptionnellement teutonne de Je t’aime…moi non plus. Le charme ne vient pas seulement des orchestrations cendrées, comme celle de Puppet of Wax, Puppet of Song, mais aussi de la cohérence frissonnant sur les quinze morceaux: vintage mais pas seulement. Dans ce cabaret rock aux fortes réminiscences cinématographiques, Harvey trouve la bonne distance pour convoquer The Homely Ones, Les Petits Boudins, avec une certaine Xanthe Waite. Ou replonger avec la décidément révélation Andrea Schroeder dans God Smokes Havanas, du coup,supérieur à l’original enregistré en 1980 par Gainsbarre et Catherine Deneuve. (Ph.C.)

Meatbodies – « Alice »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR IN THE RED/KONKURRENT. ***(*)

Clap deuxième pour le guitariste de Mikal Cronin et bassiste de Fuzz Chad Ubovich. La pomme ne tombe jamais bien loin de l’arbre. Entamé sur des gazouillis d’oiseaux, Alice, le second album de ses Meatbodies, a du Ty Segall qui lui coule dans la sève. Rock’n’roll, punk, psychédélisme, glam… Alice est un disque de heavy pop à paillettes. Un concept album électrique. « Une presque fable sur l’angoisse, la sexualité, la guerre, la religion, la technologie, la paix, la philosophie, l’hédonisme, la sociologie, l’évolution et la doctrine ecclésiastique. » Tout un programme pour onze titres accrocheurs dénotant autant un talent d’écriture pop qu’un amour immodéré pour les explosions bruitistes et un abus de substances psychotropes. (J.B.)

Shannon Wright – « Division »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR VICIOUS CIRCLE. ****

LE 16/05 AUX NUITS BOTANIQUE.

Viscérale, vénéneuse, l’insoumise songwriteuse américaine Shannon Wright se promène depuis quasiment 20 ans sur le fil du rasoir. Enchaînant, que ce soit à la guitare électrique, acoustique ou au piano, les disques angoissés à la violence (ou à la douceur, c’est selon) ensorcelante et décharnée. Division donc. Comment pourrait-il en aller autrement avec un univers aussi brut et singulier? Mais surtout vénération. Inévitable face à telle sensibilité. Même quand elle se rapproche à sa manière des musiques électroniques avec l’étrange Wayward, son humeur épique et ténébreuse, ou le triste et entêtant Accidental, son ambiance lynchéenne, Shannon ensorcèle. Tout en dépouillement, Seemingly laisse opérer la désarmante magie. Do the Wright thing… (J.B.)

Priests – « Nothing Feels Natural »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR SISTER POLYGON. ***(*)

LE 28/05 AU TREFPUNT (GAND) ET LE 29/05 À LA ZONE (LIÈGE).

Ravages de l’évolution. Le rock, au fil des années, a vu s’étioler son pouvoir de persuasion et s’effriter sa force de pénétration. Il n’en est pas moins resté un incomparable moyen d’expression et un irremplaçable espace de rébellion. Une tribune électrique pour les sans-voix. Katie Alice Greer a souvent celle de Siouxsie Sioux et Nothing Feels Natural a le ventre mou. Mais pour le reste, les quatre Priests, originaires de Washington DC, réussissent le sans-faute. Dans un punk noisy au détour free jazz proche de Pill (Appropriate), comme avec des titres nerveux aux lignes de basse dansantes qui réveillent les fantômes de la no wave et du post punk et voyagent main dans la main avec ESG (Puff et Suck). Come out and pray… (J.B.)

Migos – « Culture »

HIP HOP. DISTRIBUÉ PAR 300 ENTERTAINMENT. ****

Déterminant comme jamais, le trio trap sort un deuxième album bourré de fulgurances monochromes et désenchantées. Dab me, I’m famous…

Migos
Migos© DR

Ceux qui pensaient que la trap music n’allait faire que passer, n’y voyant qu’un phénomène de mode destiné à rapidement disparaître, en sont pour leur frais. Il faut bien le constater: nous sommes en 2017, et rien ne semble indiquer que le courant est en train de s’essouffler. Que du contraire. Née dans le Sud des États-Unis (Atlanta et Houston, essentiellement), popularisée au creux des années 2000, la trap en est déjà, au moins, à sa deuxième génération d’artistes. On ne peut pas dire que ses codes ont énormément évolué au fil du temps: le même flow répétitif et les mêmes tics pour les mêmes histoires décomplexées de dope et de strip club, le tout sur fond de beats primitifs (Roland TR-808), couche de synthés vicelards, et hi-hat (cymbales) frémissant. C’est à partir de cette formule -finalement assez simple- que le genre a pris de plus en plus de place sur la scène rap. Pas au point de la résumer complètement, mais en pesant par contre de plus en plus lourdement sur ses derniers développements (y compris en France, pour le meilleur et pour le pire), pour finir par percoler sur des genres voisins (r’n’b, dance).

On peut d’ailleurs interpréter le titre du nouvel album de Migos (Culture) de deux manières. Non seulement comme une revendication de la trap music comme genre et culture en soi. Mais aussi comme le constat de son influence sur la sphère rap en général. Voire sur le « zeitgeist » pop tout court…

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C’est d’ailleurs par ce versant-là qu’on abordera cette deuxième sortie « officielle » du trio originaire de Lawrence-ville (la grande banlieue d’Atlanta). Que l’on évoque par exemple sa capacité à pondre du « meme », sous la forme d’images ou de « gif » se répandant dans tout l’Internet. Ou que l’on pointe la façon dont un titre comme Bad & Boujee a trouvé son chemin jusqu’au sommet des hit-parades américains (détrônant le… Black Beatles, de Rae Sremmurd, autre combo trap): lors de la dernière cérémonie des Golden Globes, dont il est reparti avec deux trophées pour sa série Atlanta, Donald Glover évoquait dans ses remerciements le morceau de Migos, comme « the best song ever ». Il est aisé de dégonfler l’hyperbole. C’est plus compliqué de nier le « momentum » qu’expérimente aujourd’hui le projet de Quavo, Takeoff et Offset…

D’autant que Culture, s’il n’annonce aucune révolution musicale, tient étonnamment la route. À l’image, par exemple, de son premier single: T-Shirt est bien l’un des meilleurs morceaux du groupe, scie inusable qui s’infiltre insidieusement dans l’oreille. Migos tient là un disque solide, dense et cohérent, qui, à l’instar du Jeffery de Young Thug ou du DS2 de Future, s’est donné pour ambition d’à la fois résumer un genre, de l’ouvrir sur d’autres horizons (Big On Big), et de le marquer. Et y parvient, avec une facilité étonnante. Culture donne en effet l’impression de couler de source. Au point de passer de loin pour monotone? C’est bien cela qui finit par fasciner. Bande-son addictive de nuits trop blêmes, la musique de Migos est moins « charmante » qu’hypnotisante et désenchantée. So 2017(L.H.)

Wiley – « Godfather »

HIP HOP. DISTRIBUÉ PAR CHASING THE ART. ***(*)

Plusieurs fois laissé pour mort, le grime n’en finit plus de renaître de ces cendres. Version abrasive du dubstep anglais, né au début des années 2000, le genre semblait avoir passé la date de péremption depuis un moment. Ces derniers mois pourtant, il a retrouvé un second souffle. Pour preuve, le Mercury Prize 2016 décerné à l’album de Skepta, Konnichiwa. Il était donc logique que l’un des pionniers du genre, Wiley, vienne à son tour se manifester. Le bien nommé Godfather remplit le cahier des charges -groove corrosif, flow au papier de verre-, avec une opiniâtreté assez jubilatoire. À la fois étonnamment accessible et sans concession, éreintant et ludique, il redonne à son auteur la place qui lui revient: sur le devant de la scène. (L.H.)

Kehlani – « SweetSexySavage »

R’N’B. DISTRIBUÉ PAR ATLANTIC. EN CONCERT LE 22/03, À L’AB, BRUXELLES. ***(*)

Alors que le r’n’b semble parfois pris d’assaut par de jeunes « punkettes » 3.0, bien décidées à dépecer le genre pour mieux le renouveler (Tommy Genesis, Abra, etc.), le premier album de Kehlani, 21 ans, est un étonnant (et rafraîchissant) retour aux sources. Un exercice « classiciste » qui, tout en lorgnant vers le meilleur des années 90 (Aaliyah, Brandy…), voire des années 80 (le sample de New Edition sur le morceau In My Feelings), ne sonne jamais daté pour autant. Il faut dire que Kehlani ne lésine pas sur son investissement, émotionnel notamment. Ancienne candidate d’America’s Got Talent au parcours cabossé et à la psyché tourmentée, la jeune femme impose une personnalité dans un créneau et un genre encore trop souvent policé. (L.H.)

Loyle Carner – « Yesterday’s Gone »

HIP HOP. DISTRIBUÉ PAR CAROLINE. EN CONCERT LE 24/02, AU VK, 1080 BRUXELLES. ****(*)

L’album débute par un sample, parfait: un extrait du gospel The Lord Will Make a Way, par le S.C.I Youth Choir, enregistré en 1969. Dès que Loyle Carner (22 ans) prend la parole, on comprend toutefois qu’il ne vient pas de l’autre côté de l’Atlantique. Trahi par son accent, le jeune rappeur a grandi dans le sud de Londres. Le hip hop UK a souvent réussi à cultiver sa propre identité. Yesterday’s Gone, premier album de l’intéressé, confirme. Autant dans la forme (soulful) que sur le fond. D’une sincérité totale, Carner balaie tous les clichés machos-racaille. À la place, il se met à nu, évoque les amours, la mort, la famille, parle de ses « problèmes » d’hyperactivité … En fin de disque, il laisse même sa mère déclamer un poème avant de pousser la chanson avec elle. Désarmant. (L.H.)

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