Critique | Musique

Nos albums de la semaine: Kadhja Bonet, Betty Harris, Miles Davis…

Kadhja Bonet © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Elevée dans la musique classique, l’Américaine Kadhja Bonet a dévié vers la soul et la pop de chambre pour un premier album d’une classe impressionnante. Avec également nos critiques des albums de Betty Harris, Vanishing Twin, Archive, Joan As Police Woman et une grosse sélection jazz (Miles Davis, Whit Dickey, Festen, Émile Parisien…).

Kadhja Bonet – « The Visitor »

SOUL. DISTRIBUÉ PAR FAT POSSOM/PIAS. ****

Si l’on a traduit correctement sa bio officielle, Kadhja Bonet serait née « en 1764, sur le siège arrière d’une Ford Pinto spatiale de couleur vert océan« . Improbable certes, mais pas complètement insensé. En tout cas à l’écoute de sa musique: en même temps qu’il dégage une patine vintage, The Visitor donne régulièrement l’impression qu’il va quitter la Terre, direction l’infini (et au-delà). Le mini-album (il frôle tout juste la demi-heure) est le premier de Kadhja Bonet. Mais il est déjà affolant de maîtrise. Suggérant une soul automnale élégante, la proposition de Bonet affiche en effet une assurance complètement bluffante.

La musique est aujourd’hui devenue un grand flux, un bouillon permanent. Comme la plupart, nous étions ainsi passé à côté du premier essai de la jeune femme. Lâché apparemment il y a un an (elle s’était arrêtée à l’époque au Botanique pour le présenter, en première partie de Rhye), il est réédité aujourd’hui par le label Fat Possum, augmenté de deux nouveaux morceaux. La discrétion de Kadhja Bonet a certainement dû jouer. Ses premières interviews apparaissent d’ailleurs seulement aujourd’hui sur le Net. Et dans celle accordée au LA Weekly, la musicienne annonce que c’est l’une des dernières qu’elle donnera, pas franchement à l’aise de devoir s’expliquer sur des chansons qu’elle présente comme extrêmement intimes et personnelles…

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L’on aura quand même eu le temps d’apprendre que la jeune femme, destinée au départ au cinéma, est originaire de l’East Bay du côté de San Francisco. Issue d’une famille de six enfants, elle a été élevée par un père chanteur d’opéra et une mère violoncelliste, peu enclins à lui faire écouter autre chose que du classique. Sans surprise, Kadhja Bonet a d’ailleurs suivi un cursus musical très académique, apprenant le violon dès le plus jeune âge. Au Guardian, elle confie ses préférences pour Chostakovich, Debussy et Ravel. Ce bagage classique s’entend un peu partout dans The Visitor. Il lui permet à la fois d’évoquer un songwriting rétro, comme tout droit sorti des années 40, mais aussi des cordes qui semblent évoquer un dessin animé de Disney. Sur le single Honeycomb, les violons qui ouvrent le morceau donnent eux l’impression d’avoir été enregistrés par le sorcier soul Willie Mitchell, prêts à être samplés par RZA, pour un inédit du Wu-Tang Clan.

Hormis deux reprises (le Francisco de Milton Nascimento et Portrait of Tracy, tiré d’un solo du bassiste jazz Jacob Pastorius), la pop de chambre de The Visitor a été entièrement composée, arrangée et produite par Kadhja Bonet. Elle a également pris en charge la moitié des instruments (violon, flûte, guitare). Ceci expliquant sans doute la cohérence (on n’a pas dit l’uniformité) de l’objet, couleur sépia. Le dernier atout du projet étant la voix même de Bonet, portée par une distance précieuse, quelque part entre la dramaturgie fêlée d’une Beth Gibbons (Portishead) et le grain soyeux de Minnie Ripperton. Autant dire qu’elle s’avère à peu près irrésistible. (L.H.)

Betty Harris – « The Lost Queen of New Orleans Soul »

SOUL. DISTRIBUÉ PAR SOUL JAZZ/V2. ****

Les voies du succès sont comme celles du Seigneur. Souvent injustes et terriblement impénétrables. Durant les années 60, Betty Harris, avec son incroyable timbre de voix, puissant et patiné, a placé trois chansons dont une reprise du Cry to Me de Solomon Burke dans les charts américains et travaillé avec ce monument musical de La Nouvelle-Orléans qu’était Allen Toussaint. La native d’Orlando, Floride, issue d’une famille religieuse et partie tenter sa chance en Californie à 17 ans (« je suis entrée dans ce business pour gagner de l’argent« ), n’a pas connu la célébrité pour autant. Mettant un terme à sa carrière dès 1970 pour s’occuper de ses enfants. Si, grâce à sa fille qui a pris conscience de sa popularité et de son succès, Harris est, depuis 2005, occasionnellement remontée sur scène, cette compilation du label Soul Jazz a tout ce qu’il faut là où il faut (en dessous et au-dessus de la ceinture) pour consacrer une perdante magnifique de l’industrie du disque. En 17 titres enregistrés dans Crescent City entre 1964 et 1969 avec Toussaint et des Meters qui allaient devenir bien plus célèbres qu’elle, The Lost Queen of New Orleans Soul célèbre une voix méconnue de la soul et du funk. La plupart des 45 tours réunis ici n’ayant pas vraiment été distribués par son label, Sansu, en dehors de la ville. Capable de chauffer le dancefloor (12 Red Roses, Mean Man, Ride Your Pony) comme de vous faire chialer tout seul dans votre chambre (What a Sad Feeling, Sometime, Nearer to You), cette anthologie qui groove tutoie la magie de la collaboration entre Toussaint et Irma Thomas. Un joli petit trésor. (J.B.)

Vanishing Twin – « Choose Your Own Adventure »

POP. DISTRIBUÉ PAR SOUNDWAY RECORDS. ****

Fondé en 2015 par Cathy Lucas (Fanfarlo), Vanishing Twin est la nouvelle signature du label hautement recommandable et bariolé Soundway. Maison mère des Meridian Brothers, Batida et autre déglingos à la Fumaça Preta… Entourée par la batteuse Valentina Magaletti (Raime, The Oscillation, Neon Neon), le bassiste Susumu Mukai (alias l’incroyable Zongamin), le mordu de Library music Phil MFU (Man From Uranus) et le réalisateur et artiste visuel Elliott Arndt à la flûte et aux percussions, Lucas réussit un génial album de dream pop étrange et aquatique. Ecouter Choose Your Own Adventure, c’est comme s’assoupir et divaguer dans un scaphandre. S’y laisser bercer par des rêves mouillés et suivre d’inquiétantes sirènes dans les mystérieuses profondeurs sous-marines. Tous à la flotte… (J.B.)

Archive – « The False Foundation »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR PIAS. ***(*)

Le 28/11 au Cirque Royal, Bruxelles.

Sur son dixième album studio, Archive ne faillit pas à son mode de fonctionnement favori: débuter une musique dans la douceur puis la tordre jusqu’à l’extase mélodique accomplie. La meilleure du genre, funambule puis glorieuse à la Floyd, est Sell Out qui au passage, colle au thème de l’album fustigeant les « fausses fondations » de l’époque. « Dressez-en la liste vous-mêmes », conseille le groupe aux auditeurs en balançant dix titres charnus dont le névrotique Stay Tribal ramone l’électro avant la conclusion The Weight of the World. Equivalente d’un fil électrique dénudé porté par des choeurs à l’africaine, elle tente un yin yang qui se termine en quelques notes de piano et de voix cassée, à hauteur probable des actuelles désillusions planétaires. (Ph.C.)

Joan As Police Woman & Benjamin Lazar Davis – « Let it Be You »

POP. DISTRIBUÉ PAR REVEAL RECORDS/V2. ***

Le 02/12 à l’Ancienne Belgique, Bruxelles.

Avec ce nouveau projet, Joan Wasser (alias Joan As Police Woman) quitte (un peu) son terrain habituel pour creuser son amour des musiques africaines. Pour cela, celle qui a collaboré au projet Africa Express de Damon Albarn en Ethiopie, a créé un nouveau binôme avec Benjamin Lazar Davis, membre d’Okkervil River, qui a étudié lui les musiques d’Afrique de l’Ouest. A deux, ils se sont amusés à explorer les rythmiques pygmées pour en faire la base de morceaux étonnamment catchy (Broke Me in Two). Le résultat est surprenant, tant la touche africaine est noyée dans le parti pris pop (Overloaded). Loin de tout exotisme, Let It Be You est porté par un enthousiasme qui fait oublier une poignée de titres plus faibles. (L.H.)

Miles Davis Quintet – « Freedom Jazz Dance »

JAZZ. COLUMBIA/LEGACY 357372 (Sony Music). ****

Cinquième épisode de la série « Bootleg », Freedom Jazz Dance explore les coulisses de Miles Smiles, sommet discographique du Second Great Quintet du trompettiste.

Alors qu’il vient d’offrir au jazz (et à la musique tout court) l’un de ses plus grands chefs-d’oeuvre avec Kind of Blue, Miles Davis va connaître une traversée du désert artistique (toute relative, sa popularité ne cessant de croître) qui durera presqu’une demi-décennie. En cause, la défection de John Coltrane, parti vers sa courte mais fabuleuse destinée et l’impossibilité pour le trompettiste de lui trouver un remplaçant approchant, même de loin, son talent. Des artificiers bop, post-bop et free-bop comme Sonny Stitt, Hank Mobley, George Coleman (celui dont le séjour avec Miles sera le plus long), Joe Henderson ou Sam Rivers transiteront par le quintette sans répondre à l’attente de son leader mais aussi d’une rythmique qui, entièrement renouvelée (Herbie Hancock, piano, Ron Carter, contrebasse, Anthony Williams, batterie), accuse en moyenne une quinzaine d’années de moins que son leader -le batteur n’étant pour sa part qu’un adolescent de 17 ans quand il a rejoint la formation en 1963.

La solution finira par arriver en la personne de Wayne Shorter, alors membre des Jazz Messengers d’Art Blakey et que Trane (ô ironie) avait, en 1960, conseillé à Miles de prendre pour lui succéder, proposition à laquelle le trompettiste n’avait pas donné suite. A partir de 1964, bien aidé par le pianiste et, surtout, le batteur, le nouveau venu (qui, à 33 ans, est plus âgé que ses partenaires, Ron Carter excepté) va non seulement entraîner Miles sur des chemins nettement plus aventureux que prévu, mais il va aussi renouveler le répertoire du quintette de fond en comble en lui offrant quelques-unes de ses plus belles compositions. Un disque bien précis marque, en 1966, cette rupture. Transcendé par des titres tels Dolores, Orbits et Footprints (auxquels il faut ajouter Circle, signé par le maître, ainsi que deux formidables standards, Freedom Jazz Dance et Gingerbread Boy), le trompettiste délivre avec Miles Smiles un éclatant chef-d’oeuvre au terme duquel il va céder (un temps) sur scène, les rênes du groupe au triumvirat formé de Shorter/ Hancock/ Williams, lesquels mèneront la formation de l’ancien partenaire de Charlie Parker aux frontières du free jazz.

C’est l’histoire de cet album (mais pas seulement) que nous conte ce nouveau Bootleg contenant trois CD et un passionnant livret éclairant les sessions des 24 et 25 octobre 1966 mais aussi celles des 17 mai (Masqualero), 7 juin (Water Babies, Nefertiti), 9 juillet 1967 (Fall) et 15 mai 1968 (Country Son, seconde composition de Miles enregistrée durant ces séances étalées sur 17 mois et 3 années), titres qui apparaîtront sur Nefertiti (1968) et, près d’une décennie plus tard, Water Babies (1976). A travers les sessions reels contenant conversations, monologues, rires et silences entre Miles et Teo Macero (son précieux producteur), entre Miles et ses musiciens, le tout entrecoupé de faux départs et de versions avortées, nous suivons la lente (ou non) mise en place aboutissant aux masters que nous connaissons. Nous sommes amenés, ainsi, à pénétrer dans l’alchimie qui a présidé à l’élaboration de chaque morceau, même si cette page de l’histoire du jazz n’intéressera sans doute que les die-hard fans du maître et de ses formidables complices. (Ph.E.)

Whit Dickey/Kirk Knuffke – « Fierce Silence »

JAZZ. CLEAN FEED CF376CD (Instantjazz.com) ****

Série de dix duos entre Whit Dickey (batteur de Davis S. Ware et leader de ses propres groupes, bien qu’il n’ait plus enregistré sous son nom depuis une dizaine d’années) et le trompettiste Kirk Knuffke (lié au post-bop), Fierce Silence est un album affectionnant les tempos lents d’une musique presqu’intime qui, selon son intitulé, se promène fièrement jusqu’aux limites du silence. Présenté modestement par Dickey comme une « méditation sur l’esthétique de la ballade« , chaque duo est une conversation musicale dominée par une attentive écoute mutuelle et de discrètes performances instrumentales -notamment celles d’un trompettiste qui, bien qu’ayant enregistré souvent sous ce format, fait preuve ici d’une sensibilité inédite. (Ph.E.)

Festen – « Festen »

JAZZ. CLEAN FEED CF368CD (Instantjazz.com) ****

La Scandinavie ne cesse d’alimenter la scène free européenne depuis plus de trois décennies en musiciens mémorables, les générations et les sexes se mélangeant toujours pour le meilleur. Festen, à la fois titre du groupe et de l’album, choisi en hommage (du moins on l’imagine) au film de Vinterberg, signe l’acte de naissance d’un quartette mixte composé des jeunes musiciens que sont Lisa Ullén (piano), Elsa Bergman (contrebasse), Isak Hedtjärn (saxes et clarinette), Erik Carlsson (batterie). La musique ainsi créée s’inscrit dans la lignée d’un free jazz musclé et roboratif d’où se détachent, toutefois, le piano taylorien de Ullén et les instruments à anches de Hedtjärn, les deux révélations de cette époustouflante fête des sens. (Ph.E.)

Émile Parisien Quintet – « Sfumato »

JAZZ. ACT 9837-2 (Harmonia Mundi) ****

Passons sur le texte de pochette anonyme qui présente le musicien français -décrit comme le nouveau « visionnaire » du jazz européen, rien que ça- pour nous pencher uniquement sur une musique diablement excitante. Toutefois, au-delà des compositions (plus habiles que mémorables, d’ailleurs), ce sont les performances instrumentales d’Emile Parisien et de Joachim Kühn, cet immense pianiste -performances parfaitement synthétisées par Duet for Daniel Humair, un tour de force improvisé et pour nous le sommet de l’album- que nous retiendrons avant tout. Comme les musiciens qui les entourent ne sont pas des manchots, nous ne saurions trop recommander Sfumato, qui se révèle nettement plus concret que son titre ne le laisse croire. (Ph.E.)

Miles Davis – « Kind of Blue »

JAZZ. COLUMBIA/LEGACY 363572 (Sony) *****

Parallèlement à la sortie du nouveau « Bootleg » consacré aux sessions de Miles Smiles, Sony réédite Kind of Blue (1959) en lui appliquant le même traitement qui consiste à nous faire découvrir les coulisses du mythique enregistrement. Si les « sessions reels » de Miles Smiles se voient rebaptisées ici « studio sequences« , les différences notables entre ce double CD et le digit-pack précité, outre de reprendre intelligemment l’intégral de l’album originel en ouverture du premier disque, consistent à proposer, sur le second, des titres pré-Kind of Blue comme On Green Dolphin Street, Fran-Dance (et son alternate), Stella By Starlight et Love for sale, interprétés par la même formation. Il n’en reste pas moins que, au-delà des bribes de conversations peu révélatrice entre les musiciens, les ingénieurs du son et Miles ainsi que des versions(1) de chaque titre tâtonnantes et souvent rapidement avortées (mais où l’on découvre que John Coltrane entame chaque fois ses parties de saxophone de façon différente), le grand moment de cette édition est constitué par un bouleversant So What de 18 minutes, capté live (dans une très bonne qualité sonore) où l’urgence et l’invention des musicien -Miles, Bill Evans et Coltrane (ce dernier, immense, radical et visionnaire) en tête- se révèlent absolument fascinantes. (Ph.E.)

(1) Tous ces moments, le plus souvent, dépassent à peine les 60 secondes et sont loin des 10 ou 20 minutes (!?) chacun, annoncées sur la pochette.

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