Critique | Musique

Nos albums de la semaine (#2): Brian Eno, Run the Jewels, The Flaming Lips…

Brian Eno © JDR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Les lents synthétiseurs amniotiques d’Eno créent un spasme d’hypnose qui ramène des souvenirs antérieurs de caisson de flottaison. À lire également, nos critiques des albums de Flo Morrissey & Matthew E. White, The Regrettes, The Molochs, The Flaming Lips, Run the Jewels, Ab-Soul, D.R.A.M. et de la compile The Gold Play.

Brian Eno – « Reflection »

AMBIENT. DISTRIBUÉ PAR V2 RECORDS. ****

Au mitan des années 80 à Bruxelles, une amie du Plan K -la compagnie de théâtre- a acquis un « flotation tank », alors très mode depuis le film Altered States (Au-delà du réel). William Hurt y joue un prof en psychopathologie à la poursuite d’autres stades de conscience: pour modifier sa perception du réel, l’acteur s’immerge dans un caisson, le corps nu flottant dans une solution d’eau salée. Au fur et à mesure des immersions, il en ressort de plus en plus mutant, sujet d’une effrayante dévolution biologique. Lorsque j’entre à mon tour dans l’espèce de cercueil métallique privé d’influx sonore ou lumineux, les résidus d’images gore du film se dissolvent immédiatement dans la nouvelle réalité: couché dans une encre noire, protégé du monde extérieur et de ses bruits, dans un liquide tiède sans odeur qui ne forme bientôt plus qu’une seule entité saline avec le corps. Une heure durant, le rythme cardiaque au minimum, les muscles gazeux, le cerveau fabrique ses propres divagations -y compris musicales- au-delà du sourd silence ambiant. Effet drogué sans drogue.

Poumon collapsé, harpe bloquée

Avec la déformation des souvenirs de 30 ans, Reflection s’avère être un cousin proche de ce bout d’impressionnante expérience sensorielle. Le travail d’Eno se délie en une seule pièce instrumentale de 54 minutes -et 1 seconde- pour ce qu’il définit lui-même comme « un espace psychologique qui encourage la conversation interne ». Musique apaisée reste un understatement vu la façon dont cette longue bande sonore incarne l’absence totale de contraintes: il s’agit moins d’une musique invisible que d’une BO aux vertus cataplasmiques. Avec l’axiome essentiel que c’est à l’auditeur de décider quel nerf -physique ou mental- est à soigner, séduire ou tempérer. Eno considère Reflection comme héritier d’une lignée ambient entamée il y a un peu plus de quatre décennies via l’album Discreet Music et son minimalisme répétitif provoqué par une expérience personnelle. Hospitalisé pour cause de poumon collapsé, Brian fut incapable de sortir du lit pour augmenter le volume sonore trop bas du disque sur la platine, un album de harpe du XVIIIe siècle, ou simplement en arrêter la lecture. Et subissant donc, jusqu’à l’arrivée de l’infirmière, un bruit à peine perceptible mais répétitif et obsessionnel. Reflection est plus aquatique que Discreet Music, ramenant des vagues de gong feutré ou de chocs cristallins. Sur cet effet drone, la fabrication confiée par Eno aux algorithmes produit aussi une version generative de l’album via une application disponible sur Apple TV et iOS qui remorphe, à chaque lecture, les éléments de base de la composition en d’infinies variations. Sans avoir eu la possibilité de la tester, disons que le CD vaut déjà son pesant de kétamine. (Ph.C.)

Flo Morrissey & Matthew E. White – « Gentlewoman, Ruby Man »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR CAROLINE MUSIC. ****

En concert le 15/02 à La Maroquinerie, Paris.

Pour tester la validité d’un album de reprises, prenez une chanson célèbre et consommez-en la version nouvelle: Suzanne de Leonard Cohen est ici traitée comme une perle de discothèque moscovite, scandée à quatre heures du matin face à des philosophes au chômage. Le Sunday Morning du Velvet? Légèrement plus enlevé que l’original, il devient une messe doo wap bercée de sollicitude humaniste. Un autre standard? L’improbable Grease écrit par les Bee Gees pour le film rétro du même titre conserve une rythmique déhanchée mais transforme l’excitation primesautière de l’original en flirt distancié. Sans doute le mot pour qualifier ce disque conjoint de la jeune anglaise folk Flo Morrissey et de son aîné américain, le funky Matthew E. White: la distance. Soit un juste gymkhana aventureux dans le traitement des dix reprises choisies (Frank Ocean, Charlotte Gainsbourg, Little Wings, James Blake…). Au-delà des vocaux ouatés et d’un groove seventies -Stevie Wonder et Hall & Oates sont dans la place- l’album fonctionne aussi par la qualité soyeuse de sa production sonore. Elle cajole ses sujets, que ce soit un Nino Ferrer de 1974 flanqué d’un affolant solo de synthés (Looking for You) ou Govindam, originellement produit en 1971 par George Harrison pour la section anglaise des Hare Krishna. Pour une finition groovy et sensuelle, indépendamment du terrain labouré. (Ph.C.)

The Regrettes – « Feel Your Feelings Fool »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR WARNER. ***(*)

« J’ai des boutons sur le visage. Et des cheveux gras. Et des jambes qui piquent. Vas-y et regarde bien. Un cul plein de vergetures. Et des petits seins. Un joli petit ventre plein de bouffe. Parfois je suis jolie. Et parfois je ne le suis pas. Alors écoute un peu. Frappe-moi du mieux que tu peux. » Jeune groupe adolescent emmené par une gamine de 16 ans, les Regrettes ne sont pas aussi candides que le laissent entendre les mélodies garage pop pleines de spontanéité et de fraîcheur de leur premier album Feel Your Feelings Fool. Les Californiennes aiment les girl groups sixties et le rock des années 90. Elles se la jouent Pipettes sans robes à pois et Courtney Love quand elles aboient (Hot). Teenage kick… (J.B.)

The Molochs – « America’s Velvet Glory »

ROCK. DISBRIBUÉ PAR V2 RECORDS. ***(*)

Difficile en regardant le clip de No More Cryin’ de ne pas penser aux Stones 1964 et à leurs prestations devant l’adolescence en furie et des rideaux de théâtre anglais, déco également présente dans la vidéo des Molochs. Une référence à peine oblique posant le second album de ces Californiens trentenaires comme opus rhythm’n’blues vintage et ressuscitation du garage rock de l’Amérique sixties, nappes d’orgue Farfisa comprises. D’où ces morceaux compacts et entraînants qui font la différence avec le simple revival mimétique par la qualité d’écriture, parfois plus bluesy (l’excellent New York) parfois agréablement lymphatique à la Liam Gallagher (I Don’t Love You). Dont le chanteur molochesque partage aussi la douteuse paire de douilles. (Ph.C.)

The Flaming Lips – « Oczy Mlody »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR BELLA UNION. ***

En concert le 03/02 à De Roma, Anvers.

Quatre ans après The Terror, les Flaming Lips reviennent avec un quinzième album. Selon Wayne Coyne, grand manitou toujours aussi fantasque du groupe, le titre est inspiré d’une de ses lectures, en polonais dans le texte. Coyne ne comprend pas le polonais… Soit. Il est question ici de licornes, de galaxies éloignées et de grenouilles démoniaques. Présenté comme cela, et en ajoutant un caméo de Miley Cyrus, l’entreprise a tout pour irriter. C’est en partie le cas. Baignant dans les synthés mélancoliques et les vapeurs psychédéliques, elle ne s’éloigne cependant jamais assez loin de la mélodie attrape-coeurs que pour ne pas au moins intriguer. Et donner envie d’y retourner pour, qui sait, finir de convaincre. (L.H.)

Run The Jewels – « Run The Jewels 3 »

HIP HOP. DISTRIBUÉ PAR MASS APPEAL/V2. ****

Ne dites pas rappeurs engagés, mais énervés. Avec leur troisième album, Run The Jewels balancent la parfaite bande-son de la prochaine révolution. Louder than a bomb

Run the Jewels
Run the Jewels© Tom Spray

La chanteuse américaine Amanda Palmer le faisait encore remarquer quelques jours avant la nouvelle année, lors d’une conférence de presse au Woodford festival, en Australie: si l’arrivée de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis n’a rien de rassurant, elle aura au moins le mérite de faire renaître la notion d’engagement dans l’art. Citée par le Guardian, la moitié des Dresden Dolls déclarait notamment: « L’atmosphère en Amérique est vraiment très effrayante (…). Mais étant de nature optimiste, il y a une partie de moi qui se dit, en particulier après avoir étudié la république de Weimar, que c’est « notre moment ». Donald Trump va redonner des couleurs à la musique punk-rock. Si le climat politique continue de se détériorer, l’art devra répondre. »

On ne peut pas dire que Run The Jewels ait attendu le résultat des dernières élections américaines pour monter aux barricades. Dès le départ, l’association entre Killer Mike et El-P -deux poids lourds du rap indé, l’un Noir, l’autre Blanc- s’est voulue frontale, revendicatrice, engagée. Deux premiers albums furieux l’ont prouvé. Avec, à la clé, une reconnaissance critique et publique, que l’un et l’autre n’avaient jamais réellement connue dans leur parcours individuel. Et Killer Mike de se retrouver ainsi bientôt invité à commenter les dernières brutalités policières envers la communauté afro-américaine sur le plateau de CNN. Ou de s’engager clairement aux côtés de Bernie Sanders dans la course à l’investiture démocrate…

Avec ce troisième volet (en trois ans), RTJ lance une nouvelle charge énervée. Leur force: la constance et la cohérence. Leur arme secrète: l’humour, qui empêche les envolées trop lyriques, et toujours un peu gênantes. RTJ, c’est d’abord une bromance enlevée, une histoire de potes qui partagent leurs exaspérations. Sur A Report to the Shareholders, El-P clame par exemple: « Hey, not from the same part of town, but we both hear the same sound coming/And it sounds like war. » Sur ce nouvel épisode, le binôme invite quelques guests de luxe: Zack de la Rocha (Rage Against The Machine), Danny Brown, le saxo jazz de Kamasi Washington, etc. Mais ce sont bien eux qui enflamment le débat. Leur cible? Le nouveau locataire de la Maison-Blanche évidemment, mais aussi plus largement le pouvoir du fric et de la finance. Alors qu’on pensait le concept dépassé, RTJ montre ainsi que la lutte des classes n’a rien perdu de sa pertinence. « Poor folk love us/The rich hate our faces/We talk too loud, won’t remain in our places », assure El-P sur Everybody Stay Calm. Musicalement, la charge est toujours menée pied au plancher, n’offrant que de rares respirations (Oh Mama). C’est un peu la limite d’une trame sonique dont on connaît désormais les principaux tics. Si on les voit venir de loin, Killer Mike et El-P restent cependant des rappeurs redoutables, le verbe bagarreur et haut en couleur. Plus pertinent et plus nécessaire que jamais… (L.H.)

Divers – « The Gold Play »

GROOVE. DISTRIBUÉ PAR TANGRAM RECORDS. ****

Basé à Louvain, le label Tangram reste l’une des enseignes belges les plus passionnantes dans son genre. Indépendante envers et contre tout, la maison cultive un goût certain pour les grooves léchés, louvoyant au gré des humeurs entre funk poisseux, hip hop érudit, breakbeat déviant et jazz modernisé. Il y a quelques semaines, elle sortait une compilation de très haute tenue. Résumant bien l’esprit cool du label, The Gold Play rassemble la plupart de ses pensionnaires (Le Motel, à nouveau excellent, en mode nippon; LTGL, et ses accents jazz fusion; les patrons d’Uphigh Collective; etc.), ainsi que l’un ou l’autre invité, comme Faysal (l’excellent Zehma en ouverture). Goûtu d’un bout à l’autre. (L.H.)

Ab-Soul – « Do What Thou Wilt »

HIP HOP. DISTRIBUÉ PAR TOP DAWG ENTERTAINMENT. ***

Parmi les rappeurs les plus doués du label Top Dawg Entertainement (et de la famille Black Hippy), Ab-Soul semble toujours un peu chercher sa place. Moins concentré et investi que Kendrick Lamar, pas aussi roublard que le camarade Schoolboy Q, Herbert Stevens de son vrai nom ne manque pourtant pas d’atouts. Il en expose une bonne partie sur Do What Thou Wilt. Le morceau INvocation, par exemple, a la dépression poétique et jazzy. Plus loin, D.R.U.G.S. se révèle presque touchant avec son piano lancinant. A côté de ça, Ab-Soul est cependant également capable de sorties plus quelconques, voire franchement pénibles (Womanogamy), qui finissent par miner un disque de toute façon bien trop long. (L.H.)

D.R.A.M. – « Big Baby D.R.A.M. »

HIP HOP. DISTRIBUÉ PAR ATLANTIC. ***(*)

En concert le 21/02, au Trix, Anvers

Puisque l’intéressé part seulement maintenant en tournée, on rattrape encore vite son album paru fin de l’année dernière. Big Baby D.R.A.M. est le premier essai de Shelley Marshaun Massenburg-Smith, alias D.R.A.M. Aperçu auparavant sur le Coloring Book de Chance The Rapper, le rappeur d’Hampton (Virginie) a surtout cartonné avec le morceau Broccoli, en compagnie de Lil Yachty. Le mini-tube a l’avantage de poser le personnage, fantasque, voire carrément loufoque. Plutôt des qualités dans un rap ricain qui a un peu perdu le sens de l’humour et du second degré. On saluera d’autant plus le sens de la gaudriole qu’il est ponctué ici de gimmicks souvent irrésistibles (le sample de Ray Charles sur Cash Machine). (L.H.)

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