Critique | Musique

Nos albums de la semaine (#11): Depeche Mode, Rag’n’Bone Man, Brian Jonestown Massacre…

Depeche Mode © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Premier mégagroupe à s’attaquer aux remous de l’époque, Depeche Mode monte « aux barricades » avec un album particulièrement plombé. Et réussi. À lire également, nos critiques des albums de Rag’n’Bone Man, Froth, The Shins, The Brian Jonestown Massacre, Jowee Omicil, Craig Taborn, Les Chroniques de l’inutile et Muhal Richard Abrams.

Depeche Mode – « Spirit »

ÉLECTRONIQUE. DISTRIBUÉ PAR SONY. ****

EN CONCERT LE 09/05, AU SPORTPALEIS, ANVERS.

« Where’s the revolution? », se demande Depeche Mode sur son dernier single. On pourrait en effet se poser la question, au moment où le groupe anglais sort son nouvel album. De loin, Spirit peut donner l’impression de n’être qu’un disque de plus dans une carrière déjà longue de plus de 35 ans. Le décor est on ne peut plus familier. Comme d’habitude, Martin Gore prend en charge l’essentiel des compositions (neuf sur les douze); Dave Gahan occupe les devants (et prend les trois titres restants à son compte); et Andy Fletcher, euh, … se contente d’être là, juste là. Anton Corbijn est à nouveau derrière le visuel de l’album et le clip noir et blanc de Where’s the Revolution?; et Daniel Miller, patron du label Mute, figure toujours au générique du disque (et ce, même si le groupe est aujourd’hui signé chez Sony).

Une nouveauté tout de même: pour la première fois, les manettes du tableau de bord ont été confiées à James Ford -producteur notamment pour Florence + The Machine ou des Arctic Monkeys, mais bien plus encore moitié du duo électronique Simian Mobile Disco. Subtile, son influence n’en est pas moins indéniable. Le petit plus qui injecte un souffle et une allure qui font tout le sel de Spirit, probablement le meilleur disque de Depeche Mode depuis Exciter.

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Comme le single Where’s the Revolution l’annonçait -et pas forcément de la manière la plus subtile qui soit-, en 2017, Depeche Mode sera politique, engagé, directement branché sur l’air, vicié, du temps. Et tant pis si le geste ne paraît que très peu subversif, venant de « riches rock stars vivant dans des grosses maisons de Santa Barbara », comme le confiait Gore à Gahan, interrogé dans le magazine Rolling Stone. Le tableau n’en reste pas moins très sombre. Voire carrément plombé.

Dès l’entame, Going Backwards ne se fait plus aucune illusion: « We have not evolved/We have no respect/We have lost control », avant de constater que nous sommes revenus à une « mentalité d’homme des cavernes », concluant: « We feel nothing inside, because there’s nothing inside. » Ou le triomphe du vide comme symbole de l’époque. Plus loin, Worst Crime est une ballade lynchienne morbide, que même Lana Del Rey n’aurait pas pu ralentir davantage (et c’est très bien comme ça). La patte de James Ford, tout en synthés analogiques, se fait surtout sentir à partir du morceau Scum, saturé de sonorités indus, ou encore Cover Me, signé Gahan, dont la seconde moitié vire plus franchement techno. Même la traditionnelle ballade de Martin Gore –Eternal– prend ici des allures particulièrement funestes, secouée par des coups de tonnerre (« And when the black cloud rises/And the radiation pours/I will look you in the eye/And kiss you »). Dans la foulée, Poison Heart dégage un feeling soul inattendu, brève respiration, avant un So Much Love qui repart à l’offensive. Il faut reconnaître à Depeche Mode qu’il ne lâche pas le morceau. Même en toute fin de disque, Martin Gore continue d’insister: « Our souls are corrupt/Our minds are messed up/Our consciences, bankrupt/Oh, we’re fucked. » Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir… (L.H.)

Rag’n’Bone Man – « Human »

SOUL. DISTRIBUÉ PAR SONY MUSIC. ***(*)

EN CONCERT LE 15/04 À L’AB (COMPLET) ET LE 02/07 À ROCK WERCHTER.

Le 21 juillet dernier sortait Human, chanté et co-écrit par Rag’n’Bone Man -avec un autre Anglais, Jamie Hartman- se vendant à plus de 600.000 exemplaires en Grande-Bretagne comme en Allemagne, N°1 dans une douzaine de pays européens. La matière? Une carcasse soul-gospel sous forme de hip-hop choral. L’allure de grizzly repenti tatoué de Rory Graham, 32 ans, fait le reste et les 183 millions de vues sont atteints sur YouTube. Alors quand l’album débarque, il n’a pas l’impact immédiat du tube racine et, malgré le bataillon de vingt co-auteurs(!) aux côtés de Rag, souffre d’une certaine similitude au fil des titres, hormis une paire d’imparables (Love You Any Less, Odetta). Lorsque le style diverge, dans l’intro vieux Motown d’Arrow ou le cool jazz d’Ego, ce n’est pas au profit de la chanson: étonnant que les producteurs, dont Two Inch Punch (Sam Smith, Jessie Ware), ne l’aient pas compris. Pourtant, malgré l’emballage au final assez prévisible -cordes, voix et sequencers-, rien n’éteint la voix d’envergure de Rag, bluesy et hautement corporelle. Dans la version bonus du CD qui rajoute sept chansons, il chante Healed, soit un morceau de Matthews’ Southern Comfort lui-même inspiré du Woodstock de Joni Mitchell. Un lien générationnel qui sert de métaphore à un disque où il faut creuser la matière musicale pour l’aimer au-delà des prémices. (Ph.C.)

Froth – « Outside (Briefly) »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR WICHITA/PIAS. ***(*)

LE 16/05 À LA ROTONDE (NUITS BOTANIQUE) AVEC ULRIKA SPACEK.

C’est un peu, en mieux, la réponse californienne à la vague new-yorkaise Beach Fossils/DIIV. Un trip dream pop, kraut, shoegaze doré sous le soleil désenchanté de Los Angeles. Troisième album de Froth (les deux premiers étaient sortis chez Burger Records), Outside (Briefly) envoie Joo-Joo Ashworth et sa bande de chevelus à la conquête d’un nouveau statut, vrille les tympans (Contact, Passing Thing) et s’offre des instants apaisés ayant la pop rêveuse et le spleen réconfortant (Petals, Romantic Distractions). Les Ricains hypnotisent sur des paroles inspirées par Haruki Murakami et Richard Brautigan (le titre de l’album vient de chez lui). Clever Froth… (J.B.)

The Shins – « Heartworms »

POP. DISTRIBUÉ PAR SONY. ***

On n’aimera sans doute plus jamais les Shins comme on a pu les vénérer en 2003, à la sortie de Chutes Too Narrow, petite merveille d’album pop aux charmes sixties et au psychédélisme doux imposant ce bon James Mercer comme une chouette alternative américaine à l’Anglais Badly Drawn Boy. Le pote de Danger Mouse signe avec Heartworms un disque de pop moderne à l’ère du digital. Mille-feuilles d’influences qui se promène pour le meilleur (Rubber Ballz) mais aussi parfois pour le pire (trop mielleux) entre les Beach Boys et Echo and The Bunnymen, la pop, le folk, les synthés et la new wave. Mention spéciale et radiophonique à Name for You, touchant appel à l’indépendance des femmes inspiré par ses trois filles. (J.B.)

The Brian Jonestown Massacre – « Don’t Get Lost »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR A RECORDS. ****

Pendant que les Dandy Warhols se la coulent douce, la vraie « star » du rockumentaire Dig!, Anton Newcombe, agite toujours le destin chaotique de son Brian Jonestown Massacre et tient plutôt la forme à en juger par ce Don’t Get Lost. Impeccable disque psychédélique, sombre et souvent kraut (avec des montées d’acide, un intermède jazzy, un trip western dubstep), entièrement enregistré et produit par le maître l’an dernier dans son studio berlinois. Sa pote canadienne Tess Parks, un membre de Serena Maneesh (les Sonic Youth norvégiens), un collaborateur des Pogues et de New Young Pony Club, mais aussi Tim Burgess des Charlatans prêtent ici main forte à un Anton plus que jamais retrouvé. Un fameux Massacre. (J.B.)

Jowee Omicil – « Let’s BasH! »

JAZZ. JAZZ VILLAGE (PIAS). ****(*)

Il y a bien longtemps que nous n’avions entendu un disque d’une spontanéité aussi magique. Let’s BasH! (quelque chose comme Célébrons l’amour) est rempli d’objets musicaux aux climats si différents (gospel, bop, soul, free, hip hop, tout y passe) qu’il aurait pu s’écrouler sous le poids de ses intentions et du désir presque enfantin de son créateur de toucher à l’universel. Heureusement, c’est l’inverse qui se produit. L’enthousiasme du poly-instrumentiste haïtien (sax soprano, clarinette, cornet, flûte, Rhodes, chant), soutenu par des musiciens totalement en phase avec lui, emporte cette barque prête à chavirer vers des étoiles atteintes dans un cri d’une merveilleuse naïveté: « Je veux que le jazz redevienne populaire! » Nous aussi. (Ph.E.)

Craig Taborn – « Daylight Ghosts »

JAZZ. ECM 2527 (STILLETTO). ****

Pour son troisième album sur ECM (en tant que leader), Craig Taborn se retrouve à la tête d’un quartette composé de musiciens expérimentés et toujours excellents quel que soit le contexte musical proposé, à l’image du saxophoniste Chris Speed et du contrebassiste Chris Lightcap. Seul le choix du batteur Dave King (échappé des Bad Plus) surprend. Mais, mis à part ses frappes pleine caisse si reconnaissables, il offre une performance on ne peut plus nuancée et totalement en phase avec l’esprit de la musique. À part un emprunt fait à Roscoe Mitchell, les titres aux motifs souvent répétitifs sont tous signés par un pianiste qui, bien épaulé par Chris Speed particulièrement inspiré à la clarinette, en explore magistralement tous les aspects. (Ph.E.)

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Les Chroniques de l’inutile – « Virgule »

JAZZ. SUITE 03/ELNEGOCITO ENR053 (ELNEGOCITO). ****

Le même groupe (ou presque), devenu un septette, se nommait il y a peu « Philémon, le chien qui ne voulait pas grandir ». Si cet humour « pataphysique » et potache ne touche que les titres des morceaux, l’album n’en développe pas moins un univers personnel fait de poésie rêveuse secouée, ici ou là, par des cuivres roboratifs (trompette et sax dont l’alto d’Erik Bogaerts), une guitare distordue (Benjamin Sauzereau) et des effets de collage prélude à de brusques éruptions au chaos ordonné. Pour autant, Virgule est tout sauf prévisible: ses douze titres qui paraissent si semblables dans un premier temps se révèlent bien plus subtils et variés comme le démontre chaque nouvelle écoute. Bref, c’est belge et c’est chaudement recommandé. (Ph.E.)

Muhal Richard Abrams – « The Complete Remastered Recordings on Black Saint & Soul Note vol. 2 »

JAZZ. KEPACH MUSIC GROUP BXS 1041/ 9CD SET (PIAS). ****(*)

Fondateur de l’AACM dont la discographie pourtant abondante reste encore méconnue, Abrams a d’abord été publié par Delmark puis le défunt Arista Novus avant que sa production ne devienne l’exclusivité du label italien Black Saint. Après la publication d’un premier coffret de huit albums en 2012 consacré à ses enregistrements orchestraux, ce volume 2 (un poil en dessous de son prédécesseur) contient neuf CD déclinés en quatre duos, soit Duets and Solo cosigné par Roscoe Mitchell, Sightsong avec le bassiste Malachi Favor comme interlocuteur, Duet, disque pour deux pianos où sa partenaire est Amina Claudine Myers et, sous le nom du violoniste Leroy Jenkins, Lifelong Ambitions, puis deux quintettes, 10QA+19 où officie Anthony Braxton et Henry Threadgill et Colors In Thirty-Third, un sextette, Family Talk et, enfin, un octette pour Song For All que complète le Shadowgraph, 5 de George Lewis. Si cette seule énumération se suffit à elle-même, soulignons à nouveau la beauté de ce chef-d’oeuvre absolu du pianiste qu’est Sightsong où il dialogue magistralement avec l’immense Malachi Favor à la basse, et les magnifiques albums que restent Duets and Solo, Family Talk ou Shadowgraph, trois perles d’exception qu’Abrams en soit le seul maître à bord ou qu’il y joue les sidemen de luxe. (Ph.E.)

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