Serge Coosemans

Mon samedi soir à la Nuit Blanche en forme d’hommage à JG Ballard

Serge Coosemans Chroniqueur

Cuites d’un futur proche. Dans le froid, sous la pluie, pas très emballé par l’ambiance, ni même par la musique de la Nuit Blanche, Serge Coosemans s’est rendu compte que le véritable hommage à JG Ballard du week-end n’était pas celui que l’on croit. Sortie de route, S04E05.

En 1970, l’écrivain James Graham Ballard expose au New Arts Lab de Londres trois bagnoles accidentées. Il n’a pas choisi les modèles au hasard: la Pontiac A60 représente selon lui une « phase particulièrement baroque » du design automobile américain et les deux Mini choisies symbolisent évidemment les Swinging Sixties, alors en phase terminale. Le soir du vernissage, on compte une centaine d’invités, parmi lesquels circule une femme à la poitrine dénudée, qui interroge chacun d’eux sur leur ressenti face aux voitures démolies. L’interview est instantanément diffusée sur une télévision en circuit fermé et cela, mêlé au reste, provoque une tension extrême parmi les convives. Eros, Thanatos, narcissisme, désacralisation de la bagnole, oppression technologique, pinard en grandes quantités… « This was clearly too much », dira souvent Ballard de cette sauterie marquante où les gens, ivres morts, ont fini par tout doucement régresser vers la barbarie, comme dans beaucoup de ses bouquins. Les bagnoles ont été vandalisées, les vitres cassées, les rétroviseurs arrachés, l’intervieweuse aurait même manqué d’être violée à l’arrière de la Pontiac. Les jours suivants, durant les heures d’exposition, on pissa dans les voitures, on les saccagea encore un peu davantage et on vida aussi sur l’une d’elles un pot de peinture. Un critique du Sunday Times écrivit que pour lui, ce n’était pas de l’art, mais que c’était sans doute une bonne idée de montrer des voitures accidentées. Car cela faisait peur.

Pas loin de 45 ans plus tard, nous voilà embarqués, quelques amis et moi, dans une sorte de remake bruxellois de cette étrange exposition, dans le cadre de la Nuit Blanche, ce samedi 4 octobre 2014, sur une Place de Brouckère rendue piétonne. Cela s’appelle Crashed et c’est une installation de Marco Laguna, fan notoire de JG Ballard et par ailleurs chanteur des formidables La Muerte, bientôt reformés le temps d’un concert. Crashed propose sur un écran géant un montage spectaculaire de poursuites et de carambolages tirés de films cultes tels que French Connection, Vanishing Point, Electra Glide in Blue, Mad Max, Driver, Death Race 2000 ou encore, forcément, Crash, l’adaptation par David Cronenberg de ce roman de JG Ballard où les protagonistes développent un fétichisme sexuel pour les accidents de la route. Le bidouillage vidéo est accompagné de musique live. On rate Syndrome, on s’ennuie devant le très mauvais ambient au saxophone d’un Dirty Beaches pourtant très appréciable sur disques, et on éprouve bien davantage de sympathie pour l’electronica geeky de Luke Abbott. Crashed ne se limite toutefois pas qu’à des images et à de la musique. Interdit jusqu’au matin à la circulation, l’espace routier de la Place de Brouckère a en effet été truffé de bagnoles accidentées, parfois décorées d’accessoires étranges, comme des biches empaillées ou des sapins de Noël. C’est troublant.

Mon samedi soir à la Nuit Blanche en forme d'hommage à JG Ballard
© Bruce Printscreen

Mes seules connaissances décédées avant le grand âge ayant toutes été tuées dans des accidents de la route, je ressens en effet un certain malaise à être ainsi si proche de tôle froissée dans je ne sais quel drame. Cela ne me choque pas du tout que l’on fétichise, y compris sexuellement, l’accident routier. Il se fait juste qu’au contact physique de ces bagnoles déclassées, ma légèreté se crashe sur une réalité bien davantage morbide, ce qui est sans doute l’un des buts de l’installation. Le moment de gêne ne dure toutefois pas longtemps. Nous sommes bien à Bruxelles en 2014, un soir de fête populaire, et c’est ce qui nous différencie fondamentalement du Londres arty de Ballard de 1970: le côté Snuls. Déjà, alors que la journée a été douce, il fait subitement drôlement froid, en plus de salement pleuvoir, ce qui pousse quelques hipsters à tout simplement prendre place dans les bagnoles accidentées, afin d’y abriter de la flotte leur petite coupe à la Ryan Gosselies. Au volant d’une autre carcasse, un type bouffe des pillons de poulets à même le seau. Autour d’une BMW relativement défoncée, on croit entendre deux lascars à casquettes Vuitton dire qu’« elle n’est pas si foutue que ça. Je connais quelqu’un au Petit Chicago qui pourrait bien la retaper ». Encore plus loin, deux types un peu ivres miment des accidents en se jetant doucement, au ralenti, sur un pare-brise explosé. Dans l’air, il n’y a pas la moindre tension et si une femme à moitié nue se serait soudainement mise à interviewer les gens présents, je crois sincèrement qu’elle aurait dû affronter bien davantage de blagues innocentes, de gorgées offertes de Cara Pils et de prêts de pulls que de tentatives de viol sur une banquette arrière.

Le succès de cette Nuit Blanche (85.000 personnes) a ensuite continué sans moi. Je suis rentré lire Libé au chaud, au fond de mon lit, plus particulièrement le dossier consacré à la Nuit Blanche parisienne, qui souligne un problème également de mise ici: la Mairie de Paris a beau pousser les gens à sortir ce soir-là, à vanter le dynamisme noctambule parisien, le reste de l’année, les autorités s’évertuent plutôt à raser le moindre décibel qui dépasse. Libé dénonce en partie cette lutte délirante contre le tapage, les soi-disant nuisances, le rôle d’Empereur Romain qui décide du droit de vie et de mort des établissements de son voisinage accordé au sacro-saint riverain. En fait, c’est surtout ça, en 2014, qui rappelle le plus Ballard. « Notre futur le plus probable ressemblera à la banlieue de Dusseldorf, a un jour prédit l’auteur britannique. Des suites d’immeubles immaculés, pas une cigarette nulle part, avec une école moderne bien propre et des quartiers entiers dédiés au shopping. Le paradis du consommateur où pas une feuille d’arbre n’est pas à sa place – même un arbre qui perd ses feuilles y serait vu comme trop libre. C’est le summum de ce que veulent les gens. Il y a une certaine logique qui mène à ces banlieues immaculées et c’est terrifiant parce que c’est la mort de l’âme. Élevé dans une banlieue de ville allemande, où tout est bien à sa place, où les gens sont tellement terrifiés par ce qui s’est passé durant la période nazie et la Seconde Guerre Mondiale qu’ils font tout pour que tout le monde soit heureux, que les jardins d’enfants et les écoles soient équipés pour qu’aucune déviance ne soit possible, qu’aucun problème n’apparaisse. Dans un monde pareil, totalement sain mais où n’existe aucune véritable liberté d’esprit, la seule liberté possible, c’est la folie. » Yvan Mayeur devrait un peu (re)lire Ballard.

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