Mes ondes d’Amérique

Robert Johnson, une voix et une singulière guitare acoustique " qui semble parler ". © PHOTO NEWS
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Série documentaire ambitieuse, American Epic est d’abord un formidable coffret discographique exhumant les musiques d’il y a presque un siècle. Ainsi qu’un double album enregistré aujourd’hui via un équipement vintage, par Jack White et consorts.

En mai dernier, la chaîne de télévision américaine PBS a diffusé un documentaire historique en trois parties, American Epic, dont l’identité des producteurs – T.Bone Burnett, Robert Redford et Jack White – donne d’emblée l’ampleur de la voilure. Cette minisérie plonge à la fin des années 1920 dans les reins de l’Amérique : l’industrie discographique a décidé d’élargir sa cible, la classe moyenne blanche urbaine, se lançant dans les race records destinés aux Africains-Américains. Mais l’avènement de la radio, débiteur gratuit de musique, pousse les labels à investiguer au-delà de l’usuel répertoire swing, jazz et Broadway. Des talent scouts sont donc dispatchés dans les zones rurales ou les cibles urbaines jusque-là négligées et débusquent les styles locaux : delta blues, violon, cajun, Tex-Mex, native American, Hawaïen, cowboy et gospel. Ils n’y débarquent pas les mains vides. Dès 1925, Western Electric met au point un nouveau procédé d’enregistrement, électronique et mobile : ce studio portable, avec micros et amplis, permet de graver en direct les disques de cire, le voyage se faisant avec des centaines de supports vierges, au gré de rencontres avec les musiciens locaux conviés par voie de presse, d’églises ou d’écoles.  » Certains avaient parfois parcouru plus de mille kilomètres, sans que l’on sache très bien comment ils avaient eu l’info. Ils ne posaient aucune question, ne demandaient pas d’argent, étant juste heureux de chanter et de jouer.  »

Les passionnantes notes du coffret disques font le récit de cette quête absolue de musique :  » On enregistrait dans un petit hôtel où on installait les chanteurs : on passait la nuit à faire le tour des chambres, on les écoutait, puis on les faisait répéter le matin avant de les enregistrer dans l’après-midi ou la soirée. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours par semaine.  » Démarche d’ethnomusicologue qui rappelle évidemment les aventures de John et Alan Lomax, père et fils fameux pour avoir recueilli un extraordinaire répertoire folk dès les années 1930, des prisons aux champs de coton. Mais American Epic porte aussi la question au coeur de la réussite économique, éternel éden américain. Par exemple illustrée de l’histoire suivante :  » En 1923, le propriétaire d’un magasin de meubles d’Atlanta, Polk Brockman, a convaincu Ralph Peer, démarchant pour le label Okeh, d’enregistrer la vedette locale, Fiddlin’ John Carson, avec la garantie qu’il achèterait les 500 premiers disques produits.  » Le résultat musical paraît tellement faible aux oreilles de Peer qu’il pense l’affaire enterrée d’avance avant de recevoir un coup de fil surexcité :  » Brockman m’a appelé en disant que son magasin était pris d’assaut, au bord de l’émeute, et que je devais lui livrer au plus vite dix mille disques !  » Prise de conscience que le marché segmenté, régional, est potentiellement porteur : une leçon stratégique toujours en cours aux USA où une superstar de Nashville peut être totalement ignorée à New York. Même si depuis les années 1980, l’apartheid musical s’adoucit au gré du métissage des styles.

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Le mythe Robert Johnson

Mais c’est l’Afrique ! Ces notes zigzaguant sur le bonheur, frêles et aussi vieilles que le baobab penseur, pourraient venir d’une nuit à Bamako. On en est au premier extrait des cinq disques du coffret The American Epic et le titre comme son interprète –The Coo-Coo Bird de Clarence Ashley – sont glorieusement inconnus au bataillon. Celui des armées d’anonymes ou d’un écho restreint, souvent régional, dont la célébrité est inversement proportionnelle à l’apport à la  » grande musique américaine « . Repérées par ce projet mammouth, ces sonorités convergeront vers des genres puristes toujours en cours, comme le gospel ou la country, ou formeront, au mitan des années 1950, la chimie du rock’n’roll.

Une partie des interprètes réunis dans le box n’a pas traversé les générations mais American Epic est aussi le foyer de nombreuses entrées dans la légende. On coche évidemment la royauté folk de The Carter Family – dont l’une des filles, June, deviendra épouse et comparse de Johnny Cash – ou le nom de Jimmie Rodgers, mort à 35 ans comme l’une des premières superstars de la country. C’est néanmoins le blues qui noyaute l’entreprise, ramenant des noms incarnant encore et toujours en 2017 le meilleur de la mémoire mississippienne : Son House, Charlie Patton, Blind Lemon Jefferson, Blind Willie McTell, Sleepy John Estes. American Epic propose aussi un enregistrement du mythe Robert Johnson, capté en 1946 dans Cross Road Blues : sa voix et sa singulière guitare acoustique qui semble parler explicitent où Keith Richards, Clapton et des légions d’autres, ont chargé leur batterie pour la vie.

Le coffret est un dédale riche de tous les genres, du cajun d’Amédée Ardoin et Dennis McGee – il faut tendre l’oreille pour saisir que c’est en français – à la ballade mexicaine de Los Madrugadores. La bonne idée bonus de l’opération est d’avoir demandé à un casting contemporain de se prêter à l’exercice : enregistrer sur une semblable machine des années 1920 – dont un exemplaire a été reconstitué avec des pièces récupérées- exactement dans les conditions d’époque. C’est-à-dire boucler sa chanson sans (trop) dépasser les trois minutes – contrainte purement technique – en live total, face à un seul micro, sans remix, retake ou ajout quelconque.

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Sur le double album American Epic – The Sessions, vendu indépendamment du coffret (1), ils sont une trentaine d’artistes à avoir relevé le défi. Jack White, amateur de vintage certifié (2), y fait un duo boogie inattendu avec Elton John. La surprise vient peut-être de Beck qui, nonobstant la préhistoire technologique, fait sonner son morceau de façon contemporaine. Au-delà d’autres moments épanouis (Bettye LaVette, Stephen Stills, Alabama Shakes, Willie Nelson), la révélation vient de Nas, le rappeur, qui ramène le hip-hop à ses bases viscérales, sans synthés ou séquenceurs. Comme il pouvait aussi l’être aux origines dans le Bronx, comme si American Epic (2) questionnait évidemment le sens premier de la musique.

(1) Le coffret American Epic et le double The American Epic Sessions sont distribués par Sony Music.

(2) En 2014, White enregistre l’album A Letter Home de Neil Young sur un système de 1947, le Voice-o-Graph.

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