Mai 68, la relève (3/4): Catastrophe, le droit à l’imaginaire

"Nous serons ensemble à l'intérieur d'un rêve. Il y aura un cube de miroirs, des corps sauvages, une paire de congas." © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Collectif nocturne à géométrie variable, maniant aussi bien l’essai littéraire que l’activisme musical, Catastrophe revendique le droit à l’imaginaire, au doute et à l’utopie à taille humaine.

Paris, le 3 mai dernier. En début de soirée, le soleil de printemps inonde encore généreusement les terrasses. Du côté de Bastille, elles sont bondées, les télés des bars branchées sur le match d’Europa League qui doit emmener l’OM en finale -pour soutenir ou voir se vautrer les rivaux phocéens, c’est une autre question… Plus loin, le Café de la Danse, 500 places coincées dans le passage Louis-Philippe, fait figure d’îlot retranché. Dans la queue pour rentrer, on croise un bonnet de nuit. Il est raccord au dress code du jour. Celui qu’a conseillé le collectif Catastrophe pour sa Nuit incompréhensible: « pyjamas, shorts, nuisettes, robes de chambre, bonnets, kimono, chaussons en tous genre… »

Après avoir sorti au début de l’année leur premier album, le groupe se lance en effet dans une série de concerts-happenings. Dont celui du Café de la Danse. Au dos du carton d’invitation, ces quelques mots de présentation: « Nous serons ensemble à l’intérieur d’un rêve. Il y aura un cube de miroirs, des corps sauvages, une paire de congas. » Mais encore? On se lance…

Sur scène, il y a d’abord des invités. Par exemple, Barbara Carlotti, qui chante un passage de J.G. Ballard en peignoir de soie; Judah Warsky, seul au synthé, récitant, lui, un extrait de L’Ombilic des limbes, d’Antonin Artaud; plus tard, la DNAO -pour Direction Nationale des Activités Oniriques- est une « administration qui s’est donné pour mission de récolter les rêves des habitants d’un quartier ». Ceux du 11e arrondissement, notamment: 280 pages de rêves recueillis autour de la rue de Charonne. Et, en filigrane, comme un gros syndrome post-traumatique qui planerait dans les nuits de ceux qui ont vécu les attentats aux premières loges – « Je me suis jeté par la fenêtre et je me souviens bien de l’énergie que j’ai dépensée dans ce rêve pour ne pas m’écraser! Toute mon énergie consistait à trouver appui sur l’air! J’étais haut, je craignais le pire, mais ça s’est bien passé. »

Et Catastrophe alors? Après un entracte, ils déboulent à sept sur scène. Longue tige blonde, Blandine Rinkel prend le micro. Elle se lance dans le récit d’une anecdote, une scène vécue l’après-midi même. Dans la rue, un enfant est interrogé par ses parents. « Tu veux faire quoi quand tu seras plus grand? » Pompier? Médecin? C’est là que le gamin croise le regard de Rinkel, le soutient pendant plusieurs longues secondes: « Je veux jouer du bebop! » C’est le signal de départ: le groupe se lance dans une version survoltée de leur morceau, Bebop Record. Danse sauvage, cris possédés, hystérie collective. Catastrophe, c’est ici et maintenant…

La troisième voie

Une heure et demie plus tard. Dans la foulée d’un concert joyeusement foutraque où il a été question d’amour tout nu, d’homme-animal, de nuggets et d’oublier le visage de Bowie, on retrouve Pierre Jouan dans les coulisses. Il est l’un des deux porte-voix, avec Blandine Rinkel, de Catastrophe. Un paquebot dont la taille reste volontairement floue. « On peut être jusqu’à 15, ça dépend de ce que l’on fait », glisse Pierre Jouan, regard lunaire, sourire espiègle, pour décrire un collectif à géométrie variable, où l’on retrouve aussi bien des musiciens -c’est son cas- que des comédiens, des graphistes, ou des écrivains -c’est le cas de Blandine Rinkel dont L’Abandon des prétentions, sorti l’an dernier, s’est retrouvé en lice pour le Goncourt du premier roman.

« On peut être jusqu’à 15, ça dépend de ce que l’on fait »

Officiellement, le collectif s’est formé en 2015. Mais la plupart se connaissaient déjà avant, expérimentant plusieurs formats, proches notamment « de la comédie musicale ou de l’opéra ». Une émission radio aussi, le Karl Popper’s show, « dont le concept était d’interviewer des gens en prenant du popper »… Un jour, c’est Bertrand Burgalat qui se retrouve derrière le micro. Entre les joyeux hurluberlus et le chanteur-producteur-patron du label Tricatel, le courant passe directement. Au point qu’invité un peu plus tard à l’une de leurs soirées-concerts, il flashe sur un de leurs morceaux et propose de les produire. C’est Dernier soleil, premier EP paru en 2016, puis au début de cette année donc, l’album, intitulé La Nuit est encore jeune.

Entretemps, les flottements des débuts ont laissé place à une forme « un peu plus vertébrée ». Mais cela ne veut pas dire que la trajectoire de Catastrophe se normalise pour autant. Son seul mot d’ordre: « Catastrophe se produit la nuit et ne fait jamais deux fois la même chose. » Pour le reste… « Aujourd’hui, on fait de la musique, on adore ça. Mais on ne se considère toujours pas comme un groupe de musiciens. L’appelation ne nous apparaît pas tout à fait pertinente. Dans le sens où l’on ne fait pas que ça. » De fait, Catastrophe adore multiplier les terrains de jeu, à l’image de la soirée dont il a voulu faire autre chose qu’un simple concert. « Ce qu’on aime avant tout, c’est créer des moments étranges, précieux et rares, avec des inconnus. »

Pour expliciter leur « programme », Catastrophe a sorti un livre – La nuit est encore jeune, en septembre dernier, chez Fayard. Un essai-manifeste, qui veut croire que si la… catastrophe -« bouleversement » en grec ancien, rappelle le collectif- est proche, c’est peut-être pour mieux renaître.

Le texte est la prolongation d’une première tribune, parue un an plus tôt, dans Libération. Titrée Puisque tout est fini, alors tout est permis, la lettre ouverte avait fait grand bruit. « Nous avons grandi dans une impasse », annoncent ces enfants de la dette, de la crise, et des images des tours du 11-Septembre diffusées ad nauseam. Pour seule perspective: le prochain cataclysme. Pour seule arme: le cynisme ou/et le déclinisme. À cet avenir bouché, cette Histoire finie, Catastrophe oppose la résistance par l’imaginaire et le doute, décrivant une « révolution discrète, locale et qui ne cherche à convaincre personne ». Certains tiquent. Et pointent une forme de résignation quand le collectif écrit: « Nous aspirons à l’émancipation, quitte à consentir à une certaine précarité. » Pierre Jouan: « C’est le point qui nous a fait le plus de peine. C’est en partie dû à une maladresse de notre part. En soi, le mot précarité est radioactif. Il charrie une série de connotations très politiques. Alors qu’on ne voulait pas du tout s’exprimer dans ce registre-là. »

Ailleurs, Catastrophe cite encore L’Homme sans qualités de Robert Musil , et insiste: « Plutôt que la résignation, nous choisissons la joie. » Naïf? Catastrophe se réserve le droit de l’être. « On prône le premier degré et demi. Une espèce de troisième voie, entre l’esprit sérieux, et celui qui ironise sur tout. On veut pouvoir affirmer des choses, tout en gardant une espèce de sourire intérieur, une légèreté, et la conscience qu’on pourrait aussi avoir tort. »

Catastrophe ne refuse pas le principe d’utopie. Il le ramène juste à des proportions plus micro, à l’image du concept de « cabane », développé par l’historienne-essayiste Marielle Macé, présente d’ailleurs ce soir-là, dans la salle. « On cherche à développer notre propre modèle, sans vouloir l’imposer à tout le monde. Et en même temps, ce n’est pas un repli. Cette cabane reste poreuse, ouverte aux autres », précise Pierre Jouan. Il s’arrête, réfléchit, cherche à nouveau à nuancer: « On revendique le droit de ne pas avoir d’opinion. De se contredire. On vit dans une société où le doute est très peu autorisé. On nous somme régulièrement d’avoir un avis tranché sur les choses. Il y a pourtant déjà assez de certitudes dans le monde. Notre travail, c’est de déconstruire tout ça. Pouvoir offrir des moments de dilatation des choses, de déplacement par rapport à la réalité… Mais là, je parle peut-être trop. Je sais que Blandine, par exemple, ne serait pas forcément d’accord avec tout ce que je dis… On pense juste que le droit au rêve est fondamental. L’humain a par exemple besoin de six heures de non-conscience par jour pour pouvoir fonctionner correctement… »

On y repense quelques heures plus tard, sur le chemin du retour vers Bruxelles. Quand, autour de 4 h du matin, épuisé par les 300 km d’autoroute, on aperçoit un cervidé qui pointe son nez en bord de Ring. Tranquille, l’animal relève la tête, nous fixe. Pour un peu, on dirait même qu’il se met à danser le bebop…

Épilogue

Mai 68, la relève (3/4): Catastrophe, le droit à l'imaginaire

Quelques jours plus tard, on renvoie un mail au Collectif, en proposant de compléter et préciser. Jusqu’à quel point Catastrophe est-il politique? Est-il même seulement possible de ne pas l’être, à l’heure des mouvements sociaux, et des 50 ans de Mai 68? Quelques heures à peine plus tard, Blandine Rinkel et Pierre Jouan répondent cette fois ensemble. À propos de la tribune dans Libé, par exemple: « Le texte ne cherchait pas à aller au combat, mais à rendre compte d’une manière de voir et de vivre que nous avons. (…) Mais en aucun cas ce texte ne prétendait à parler pour « une génération », il n’avait pas d’ambition autoritaire ni totalisante. Pour autant, « on ne se tient pas à l’écart du débat; on est en plein dedans. Notre performance à l’Église Saint-Merry en mars dernier, par exemple, commençait par un texte sur la disparition des oiseaux dans les campagnes, à cause de l’excès de pesticides, disparition qui faisait la une du journal Le Monde de la veille. Nous essayons de parler directement de ce qu’on vit et de ce qu’on voit. Ce n’est pas parce que nous n’employons pas les éléments de langage du militantisme que l’on ne défend rien et que l’on est aveugles à l’état du monde. »

Quant à Mai 68… « Bien sûr que cela nous parle, nous inspire, nous amuse. En revanche, que les importants mouvements sociaux actuels en France -ce qui se passe dans les universités, chez les cheminots etc.- soient automatiquement et systématiquement ramenés à 68, nous semble regrettable. Il y a, dans le fait de ramener le présent au passé, une manière de neutraliser les événements qui nous attriste. (…) De même, laissons Catastrophe être Catastrophe, sans l’assimiler aussitôt au situationnisme ou au surréalisme. Ce qui n’empêche pas de penser des similarités, des échos, évidemment, mais jamais nous ne nous sommes dit: »Ah tiens, on va refaire quelque chose qui a déjà existé « , quelle tristesse ça aurait été… Nous essayons de ne pas rester englués dans le passé, de ne pas regarder le présent avec un regard poussiéreux. Nous avons envie de faire des choses, et nous les faisons. C’est aussi simple et difficile que ça. »

Catastrophe, La nuit est encore jeune, distr. Tricatel.

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