Serge Coosemans

Les Inrocks ont 30 ans, il ne les lit plus depuis 25 et ce qu’il en pense ne devrait pas vous étonner…

Serge Coosemans Chroniqueur

Il est faux de prétendre et de croire que tout était mieux avant. Sauf du côté des Inrockuptibles, magazine qui fête cette année ses 30 ans, ce qui nous en fait 5 où il fut un véritable grimoire générationnel et 25 où il se contenta de vendre des produits culturels aux bobos. Du moins est-ce l’avis de Serge Coosemans, lecteur de la quasi première heure dépité dès 1991 et définitivement moqueur 4 ans plus tard. Clichés et souvenirs, hommage peut-être, voilà le Crash Test S01E25.

On dit souvent que pour les vieux fans des Inrockuptibles, ceux qui suivaient religieusement le magazine alors qu’il n’était encore qu’un « fanzine mormon »(1), la couverture de la rupture a été celle de juillet 1995, avec dessus la bouille proprette du beaucoup trop mainstream Ben Harper. C’est oublier que 10 numéros plus tôt, en mai de cette même année, le magazine se transformait en manifeste propagandiste pour une certaine gauche, le temps d’une couverture beaucoup plus polémique encore offerte à Michel Rocard. 1995, c’est vraiment l’année du « changement c’est maintenant » pour Les Inrocks: bimestriels durant les années 80, mensuels à partir de la rentrée 92, ils virent hebdo peu avant que Jacques Chirac n’accède à la présidence française. Ils abandonnent surtout l’option du canard strictement culturel pour désormais aussi se frotter à des sujets politiques et sociaux, le plus souvent avec une subtilité d’apparatchik socialiste au milieu d’une épicerie fine spécialisée en oeufs de poiscaille. Ça leur fait perdre de vieux lecteurs par poignées. Et en gagner d’autres par charrettes.

Moi, je trouve surtout qu’ils perdent alors définitivement leur stature et leur crédibilité pare-balles, à vrai dire déjà rongées depuis un bout de temps. Je suis d’autant plus hater, comme on dit maintenant, que 1995, c’est l’année où je commence moi-même à trouver mes aises dans le cirque médiatique. Je gère RifRaf, qui n’est certes qu’un gros fanzine provincialiste mais, en fait, j’interviewe ou (fais interviewer) les mêmes artistes, chronique(r) les mêmes disques et visite(r) les mêmes coulisses du show-business. Ce qui aide à voir qu’ils déconnent sec. Je ne me sens pas meilleur, faut pas délirer: quand ils restent bons, Les Inrocks écrasent toute concurrence. Par contre, pour un journal à la réputation d’intransigeance et de défiance face au marketing, prétendre en 1996 que Ruby, pourtant une piteuse chanteuse trip-hop de troisième zone oubliée au bout de 2 mois, « agrandit la pop » ou, quelques semaines plus tard, avancer que les Smashing Pumpkins sont « une orgie sonore », alors que c’est juste du Nirvana pour mémés, voire la version grunge d’Indochine, ça ne le fait pas. Pas du tout.

Si les lecteurs de la première heure se sentent trahis à ce point, c’est surtout que le magazine garde un titre qui annonce une prétention de rester imperméable aux tentations. Et pourtant, tout y est à vendre, me dit-on alors souvent. La couverture on ne sait pas trop combien, mais pour une place sur la compile, c’est l’équivalent de 2000 euros. Autre point litigieux capital: est-il raisonnable, pour un hebdo socioculturel visant l’excellence, outre d’un poil négliger le hip-hop et complètement le métal, de continuer à ignorer la house, la techno et l’électro, des musiques pourtant alors livrées avec un mode de vie complet? En 1996, Christophe Conte, l’une des « plumes vedettes » (la pire, en fait) des Inrocks, démonte piteusement l’album Homework de Daft Punk, avec pour principal argument que ce n’est que de la musique de film de boules. Se ressent une certaine gêne et pas vraiment de plaisir.

Des usines, des machines, Tchernobyl, du porno

Il existe pourtant une bonne dizaine d’attaques valables pour démonter Homework mais Conte passe complètement à côté, au nom de l’humour beauf en Fred Perry et du dédain typique de vieux poppeux largué. Le pire, dans le genre « à la prochaine révolution, je retourne mon pantalon », c’est qu’un peu plus de 4 ans plus tard, en 2001, Les Inrocks encensent Discovery des mêmes Daft Punk, sans doute pour s’excuser envers Virgin, en ce temps-là de notoriété publique pas du tout jouasse avec la critique un peu trop olé-olé. Bien la peine de dénigrer le porno aussi si c’est pour après vendre des hors-série putassiers entièrement consacrés au sexe et parachuter Asia Argento complètement nue en couverture; autre polémique et pièce accablante pour ceux qui jugent le magazine devenu complètement bidon.

Quand je l’ai découvert, des années auparavant, je n’aurais pourtant jamais pensé un jour décréter Les Inrocks bidons. À l’école (Saint-Luc, Bruxelles), des exemplaires des Inrocks ont commencé à circuler et à se prêter vers 1987. Le premier numéro que je me souviens avoir acheté (et que j’ai toujours) est celui de février-mars 1989, avec New Order en couverture. Un passage d’une interview de Daniel Darc y est souligné: « Suicide était hyper fort, il n’y avait que l’essentiel et tu ne peux tromper personne comme ça. Ce qui m’a encore plus plu que Suicide, ce fut le premier album d’Alan Vega, du vrai rock and roll moderne. C’est la country, des usines, des machines, c’est Tchernobyl, Canal+ avec un film porno, des junkies attrapant le SIDA dans les chiottes, une toile de Warhol, un film de Morrissey, Vince Taylor, Ziggy Stardust, les bénis de Dieu. C’est le clash de tout cela et dans vingt ans, on se rendra compte du génie d’Alan Vega. »

Ça résume tout. Les Inrocks d’alors, c’était principalement ça. Un magazine musical un peu trop sérieux (clair que ça rigolait moins qu’avec Manoeuvre ou Verlant) et assez mal vu en Belgique (trop snob, trop parisien, trop Smiths, pas assez Cure, pas assez Simple Minds, pas assez U2) mais d’où on pouvait tirer de véritables leçons de vie, souligner comme dans un livre des passages à méditer, faire siennes des lignes de conduite proposées par des artistes dans de formidables interviews d’au moins 4 ou 5 pages où il n’était pour ainsi dire jamais question de promo. C’était un véritable grimoire, qui ouvrait l’esprit à des univers artistiques complets comme ont aussi pu le faire les meilleurs disques de Bowie, des Smiths et du Velvet Underground. Et quand ça vous tombe sur le citron à 17 ou 19 ans, comment voulez-vous ensuite ne pas ricaner de la suite de l’aventure éditoriale, qui marche toujours plutôt pas mal, quoi qu’on en pense? Exemple au pif: Audrey Pulvar, directrice de la rédaction, ce gros sketch auquel même Bruno Gaccio n’a jamais pensé.

Depuis 25 ans, je ne suis plus Les Inrocks, que j’achète peut-être encore une ou deux fois par an, le plus souvent à la gare ou par curiosité et nostalgie, comme on revisite le parc où on a fumé son premier joint ou roulé sa première pelle. Le Spécial 30 ans ne m’est pas tombé des mains, certains textes étaient même plutôt corrects. Par contre, ça m’a choqué qu’ils osent sérieusement se demander si la sortie de l’album de PJ Harvey va être un évènement majeur de 2016. Dans un contexte de crise financière inextinguible, d’état d’urgence, de menace terroriste, de grandes probabilités de guerres chaotiques à moins de 2000 bornes de la chaîne stéréo, c’est tout simplement indécent. Ensuite, c’est quoi ce langage de bonimenteur de télé-achat pour donner envie d’acheter de la musique, fût-elle aussi bonne que celle de PJ Harvey? J’ai une réponse: c’est celui qu’utilisaient Best, Rock & Folk et autres torchons musicaux des années 80 pour donner envie d’écouter Bruce Springsteen, Dire Straits, INXS et parfois même Samantha Fox. Et c’est en réaction de ça que Les Inrocks se sont justement créés et positionnés. Zbem, zbim, zbam et re-zbem!

(1) Comparaison de Bester Langs dans le Gonzai numéro 12 de septembre 2015.

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