Les errances de Bob Dylan

Bob Dylan © GETTY IMAGES/Bettmann
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

À la veille de la cérémonie de remise du Nobel, retour sur le parcours d’un homme pour qui dérouter les attentes semble une seconde nature.

Le 23 juillet 2009 dans l’après-midi, des résidents du quartier latino de Long Branch, New Jersey, appellent la police pour signaler qu’un « vieil homme à l’allure négligée, revêtu d’un survêtement de sport, se promène malgré la forte pluie et s’est arrêté pour scruter une maison inoccupée« . Devant ce comportement potentiellement suspect, la policière Kristie Buble est dépêchée sur place et demande au senior en bottes de caoutchouc « qui ressemble à un sans-abri » de décliner son identité. « Je m’appelle Bob Dylan et je joue ce soir à Lakewood« , s’entend-elle dire de la fameuse voix craquelée. Dylan n’en est pas à son coup d’essai en matière de promenade. En 1991, à Belfast, il quitte son chauffeur pour se balader et attendre un bus public -symptôme d’un homme qui semble en fuite permanente et pas seulement physiquement.

Dès la fin des années 50, Robert Allen Zimmerman, né le 24 mai 1941, adopte le pseudo de Bob Dylan, inspiré du poète gallois Dylan Thomas. Une distance avec sa famille juive sur laquelle il racontera autant de bobards que d’histoires fantasmées, notamment sur son père comptable pour une société pétrolière, frappé pour de vrai à l’âge adulte d’une polio qui paralysera ses ambitions. Cette manie de brouiller sa propre réalité, Dylan y recourra encore à la fin juillet 1966 lorsqu’il crashe sa moto Triumph près de chez lui, à Woodstock. Les blessures annoncées -plusieurs vertèbres brisées- resteront toujours sujettes à interrogation. Dans son autobiographie, le prince des misanthropes recadre la réalité: « Oui, j’ai été blessé mais j’ai récupéré. La vérité est que je voulais fuir la course du rat. » Le mammifère d’égout, c’est Dylan intronisé porte-parole de la génération mondiale anti-Vietnamet qui refuse d’en être le monarque militant… De la même manière qu’il offusquera, au mitan des sixties, les milieux folk en électrifiant sa musique, jouant un rock scabreux aux oreilles des puristes folk, gardiens de l’héritage sacralisé de Woody Guthrie.

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L’ultime joker

Dylan s’est toujours considéré comme chercheur plutôt que comme puits de trouvailles certifiées. D’où ses chansons-rébus à l’écriture décomplexée, qui intègre l’actualité et le mythe: s’il plonge parfois dans l’info chaude, comme dans son morceau de 1975 dédié au boxeur Hurricane Carter (1), Bob n’aime rien tant que les sensations cubistes de l’incertitude érigée en oeuvre d’art. Il en va ainsi de sa foi juive qui, au fil des ans, restera plutôt à distance de ses chansons, contrairement à un Leonard Cohen, fusionnel avec ses racines. Lorsque Dylan exprime ouvertement ses croyances sur disque, c’est à l’été 1979 sur Slow Train Coming, un album, comme son successeur Saved, profondément imprégné de l’idéologie born again christian! Lubie de quelques années qu’il renversera dans la décennie suivante en intensifiant cette fois-ci ses convictions juives dans la sphère orthodoxe, apparaissant même en 1989 dans un Chabad telethon pour jouer le classique hébreu Hava nagila. Mais Dylan est sans doute moins une girouette spirituelle ou politique qu’un homme tétanisé par la routine. A tel point que depuis les débuts de son Never Ending Touren juin 1988, il ne cesse d’enchaîner les concerts: autour de 3000 shows en moins de 30 ans. Dans les grandes villes du monde entier -d’Ho-Chi-Minh-Ville à Esch-sur-Alzette…- mais aussi dans des cités nord-américaines généralement négligées par les légendes de son calibre. Genre Missoula, Montana ou Youngstown, Ohio, parmi beaucoup d’autres étapes provinciales. Des coins qui, pour le bon côté des choses, n’ont cessé de nourrir sa peinture, comme on a pu le voir dernièrement à la très belle expo de la Halcyon Gallery de Londres: Dylan y évoque l’Amérique banalisée des dîners, pompes à essence et routes sans fin avec un rare accès de sentimentalisme.

Mais on peut également imaginer l’homme étourdi par ces incessants périples, traçant une ligne de fuite qui refuse aussi de statufier ses propres classiques: il lui arrive de les bouleverser sans égard pour les versions d’origine, quitte à les rendre méconnaissables, mutants voire inférieurs à ceux révérés par le public. D’où des versions de Don’t Think Twice, It’s Allright, Tangled Up In Blue, Desolation Row ou Blowin’ In The Wind -tous titres joués lors d’un concert en Floride ce 23 novembre, ultime date de sa tournée 2016- qui là encore, ont dû défier son patrimoine historique. Alors, quel est ce type au larynx fusillé qui, sur scène, ne s’adresse pas au public, présente à peine ses musiciens, sourit quand il se brûle? Un atrabilaire multimillionnaire, l’ultime joker, un tireur de cartes sans cesse renouvelées? En tout cas, un mélange de contradictions qui refuse le purisme, d’où sa présence dans l’une ou l’autre publicités, comme celle, de deux minutes, réalisée pour le Super Bowl en 2014. Avec des moyens de blockbuster hollywoodien, Dylan y vante le mérite de l’Amérique et sa « vertu » principale, la voiture -en l’occurrence la Chrysler 200. Un demi-siècle après son incarnation comme quintessence de la contre-culture, Bob est devenu un septuagénaire fasciné par un mythe américain qui n’est pas forcément celui qu’il a dessiné: sinon, pourquoi reprendre, sur ses deux derniers albums studio (Shadows In the Night et Fallen Angels),des chansons interprétées en leur temps par… Frank Sinatra, antithèse certifiée de la bohème gauchiste et du rêve hippie? En l’absence de réponses, encore une question: pourquoi Dylan qui, jusqu’ici, a accepté pas moins de douze médailles, récompenses, honneurs et titres divers -du Tom Paine Awarden 1963 au MusiCares Person of the Yearen 2015-(2) ne daigne-t-il pas aller récolter son Nobel de littérature à Stockholm ce 10 décembre? Officiellement, il a « d’autres engagements ». Comme enregistrer un troisième album-hommage à Sinatra?

(1) ACCUSÉ DE MEURTRE.

(2) LISTE DRESSÉE PAR LE MAGAZINE ROLLING STONE.

DERNIER DISQUE PARU, THE REAL ROYAL ALBERT HALL 1966 CONCERT CHEZ SONY MUSIC.

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