Serge Coosemans

Le programmateur, cette plaie du monde culturel moderne

Serge Coosemans Chroniqueur

Voilà encore une embardée dont notre société malade a le secret. Parce qu’il ne connaît pas les lauréats des Victoires de la Musique, Serge Coosemans est prêt à devenir despote, éclater les bulles et embastiller la plupart des programmateurs audiovisuels actuels. Ça carambole sec, ce Crash Test S01E24.

C’est dingue. Quand j’ai eu sous les yeux le palmarès des Victoires de la Musique, je me suis rendu compte que je ne connaissais pas la plupart des lauréats. J’imaginais bien savoir qui étaient les Innocents mais je pensais qu’ils avaient arrêté en 1991 et je les confondais donc avec Gamine. Christine & the Queens, ça va, elle, je percute. Un jour, j’ai essayé d’écouter son album. C’est du Woodkid pour hétéros, le coup de la voisine de palier qui se transforme en Michael Jackson dès que se pose sur elle une caméra; bref, le genre de bébé-Tchernobyl qui fait le bonheur des émissions de télé-réalité avec « got talent » dans le titre. The Avener, c’est plus rigolo encore: j’ai aimé quelques titres découverts par hasard sur YouTube et j’ai même pensé les jouer à une soirée DJ. Ma future épouse, qui ne vomit pourtant ni Gangnam Style, ni Rihanna, a hurlé de dégoût; me prédisant aux platines huées, honte, grand moment de solitude et chemin de croix. J’ai donc reconsidéré mon emballement passager pour The Avener et il est vrai que n’ayant nulle envie d’avoir ma part de responsabilité dans un quelconque revival trip-hop/lounge, j’ai finalement enterré le souvenir de ce groupe sous une dalle de plomb et seize tonnes de sable dans la réserve naturelle du Westhoek, un soir de pleine lune, avant de jeter la clé et la tractopelle à la mer.

Johnny Hallyday, bien entendu, lui aussi je vois qui c’est. Habitant à deux pas d’une importante succursale des Petits Riens, allant y chiner quasi tous les jours, je tombe souvent sur ses disques. Maître Gims, ça devient par contre déjà nettement plus flou. C’est une blonde qui fait du post-rock médiéval, non? Quant au reste de la liste, c’est l’ignorance totale: aucune idée de qui ou quoi peuvent bien être Nefkeu (un designer de skateboards?), Louane (là où habite Louarette Onkelinx?), Yael Naim (un personnage de la série Homeland?), Hindi Zahra (une succursale de prêt-à-porter espagnol à New Delhi?), Vianney (le divin enfant?) et Hyphen Hyphen (une marque de hottes d’évacuation?). Ce sont des références d’un autre monde, qui m’est totalement inconnu. Pour situer, moi, depuis le début de l’année, j’écoute plutôt Fat White Family, Cave of Anti-Matter, The Final Cut, The New-Wave, Die Wilde Jagd, Bowie forcément, ainsi que Doug Hream Blunt.

Under the Dome

Cette playlist le confirme, je suis naturellement attiré par les marges et le bizarre mais je n’en vomis pas pour autant le mainstream. Je ne m’en barricade pas, je ne lui fais nullement acte de résistance. Et c’est bien pourquoi je me demande en fait sincèrement comment il se peut que ces artistes des Victoires de la Musique, qui sont à ce point reconnus par la profession comme étant les meilleurs du moment, n’aient pas pénétré mon espace auditif et culturel. Vivrai-je donc dans une bulle? Ou alors est-ce le contraire? Me serais-je plutôt exclu de la plus grosse des bulles, celle que l’on nomme « le grand-public »? C’est une piste qui se tient, vu que je n’écoute pas la radio et que je n’ai pas la télévision. La musique que je consomme, on ne me la sert donc pas sous la douche le matin, dans les embouteillages, à table ou quand je somnole après le dîner dans le divan à demi hypnotisé par la boîte à images qui bougent. Je ne l’encaisse pas de façon passive. C’est plus souvent moi qui fais le pas vers elle. Je ne me fous pas l’oreille sous le robinet à sons d’une radio publique ou commerciale, je glane ce qui me sied sur des sites anglophones et français, sur les podcasts des Allah-Las et sur ceux du Dirty Sound System, d’Optimo, de Cosmo Vitelli, de Jarvis Cocker et de Nathan Gregory Wilkins et Ivan Smagghe. Voilà mes prescripteurs et ce qu’ils proposent n’est pas forcément obscur, difficile ou alternatif. En fait, ce qu’ils proposent n’est même pas si différent que ça de ce que proposaient jadis les bons programmateurs des chaînes nationales et privées.

Leur rapport à la musique est par contre très différent de celui d’une majorité de programmateurs actuels. Ces gars-là suivent leurs envies, leurs instincts, et leurs personnalités imprègnent aussi considérablement leurs émissions respectives. C’est une connaissance considérable de l’histoire de la musique qui leur fait choisir telle chanson plutôt qu’une autre, pas les réponses d’un public-test à un panel débile, la soumission au marketing ou tout un tas de mumbo-jumbo censé faire gober des parts de marché à leurs employeurs. Je n’ai rien contre le mainstream, mais je conchie grave les programmateurs qui acceptent qu’il leur soit interdit de séparer le bon grain de l’ivraie de la musique disponible et ce, pour des raisons tenant le plus souvent de petits calculs péteux de consultants à la con. Le gros beauf de programmateur blasé qui méprise son public (« si on lui donne du bon, ça ne marche de toute façon pas ») est un cliché mais il en existe vraiment beaucoup, des imbéciles de ce genre, c’est même carrément la plaie du monde culturel moderne. Le critique dit un peu trop souvent de la pomme pourrie qu’elle est mangeable, le marketing prétend qu’elle est délicieuse mais c’est le programmateur qui fait en sorte que le public la bouffe, cette foutue pomme. C’est aussi lui qui va prétendre considérer les Victoires de la Musique comme un baromètre de l’excellence française alors que ce n’est qu’un spectacle de variétés où les labels inscrivent les artistes dont ils ont envie de pousser les ventes. Un showcase, donc.

Mordre les gens dans le tram

Et qu’on ne me dise pas que ce n’est pas grave, que ce n’est que de la musique, que du show-business, que cela ne changera rien à la montée des fascismes et aux assourdissants bruits de bottes (de drones, plutôt). Non, la musique n’est pas qu’un truc à se fourrer entre les deux oreilles. En tant que meilleur lubrifiant social après l’alcool, la drogue et une bonne petite polémique de réseau social, c’est aussi un excellent moyen de nous transformer en moutons. D’où l’importance des bons bergers, qui prennent bien soin du cheptel, plutôt que de programmateurs qui se contentent de nous enfiler avant de nous mener à l’abattoir. Moi dont les oreilles vivent donc en dehors de la grosse bulle, quand elles tombent sur une radio commerciale ou nationale, généralement au supermarché et dans les taxis, je suis toujours surpris par la violence du son compressé, du ton semi-mongolien des animateurs, de leur vocabulaire de 50 mots-clés maximum. Par l’affligeante et crasse bêtise des paroles des chansons programmées aussi, qui nous pénètrent le cerveau sans que l’on y fasse vraiment attention et tiennent le plus souvent d’une vision de l’amour et de la société incroyablement malsaine, infantilisante, qui vante les mérites d’une communauté médiocre, d’un bonheur de catalogue Ikea. Bref, ce sont les zorglondes de Zorglub, l’ennemi manipulateur des masses de Spirou et Fantasio. Moi Président, je ne trouverais d’ailleurs pas inutile de commanditer une étude afin de voir si, plutôt que les jeux vidéo et le cul dans la publicité, ce ne sont pas finalement les daubes morbides et vaines qui passent à la radio qui donnent aux gens envie d’en mordre d’autres dans le tram. Voilà, c’était ma chronique messianico-zinzin-rage against the machine de l’année. Pas de panique, tout va bien. Dès la semaine prochaine, je vous reparlerai de vieux livres que personne n’a envie de lire.

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