Serge Coosemans

Le Cover-Up: de la Jamaïque à Shazam, de l’escroquerie à la magie DJ

Serge Coosemans Chroniqueur

Sortie de Route didactique cette semaine: Serge Coosemans nous explique ce qu’est le cover-up; une pratique du milieu DJ absolument décriée, mise à mal par les nouvelles applications de reconnaissance musicale mais peut-être bien toutefois nécessaire quand on veut apporter un peu de magie à un DJ-set. Sortie de Route S04E07.

Dans un récent numéro de Focus, interrogé par Laurent Hoebrechts, Eric Beysens, durant les années 80 résident au Fifty-Five, à la Gaîté et au Boccaccio, nous rappelait l’existence dans le milieu dj d’une pratique très décriée: le cover-up. Comme tout complotiste le sait, ce terme anglais désigne non seulement la dissimulation de preuves mais implique généralement aussi la création de fausses pistes, histoire de bien balader les enquêteurs. Dans le jargon DJ, un cover-up consiste donc à dissimuler les références de ce que l’on joue. On gratte le nom et les crédits du macaron central d’un vinyle, on colle par-dessus une étiquette aux références fantaisistes, on masque au feutre le nom sur le CD, on répond par des titres et des interprètes bidon quand quelqu’un vient s’enquérir de ce que l’on joue, ect… Le but est bien entendu de se garantir des exclusivités, de rester seul à jouer des pépites obscures en espérant qu’elles ne soient pas trop vite reconnues. « Il y avait une vraie concurrence (entre deejays new-beat), explique dans l’article Eric Beysens. Tout le monde devait avoir la plaque que les autres n’avaient pas. En boîte, les gens se baladaient avec un carnet et un crayon pour noter les titres qui passaient. D’ailleurs US Import (label et magasin de disque avenversois, ndr) avait même conçu des autocollants à poser sur les vinyles, pour masquer les références des morceaux. »

Le cover-up est en fait né en Jamaïque, dans les années 60, alors que la concurrence entre soundsystems était particulièrement féroce, régulièrement même violente. De façon nettement plus pacifique, la pratique s’est également développée, quelques années plus tard, dans la Northern Soul, cette scène très élitiste du Nord de l’Angleterre. Il s’agissait là surtout de dégotter une perle rare de soul américaine pour la jouer à de jeunes prolétaires anglais sous amphétamines tirés à quatre épingles, tous très fiers de danser sur une musique que personne ne connaissait. D’où l’habitude de beaucoup de représentants du mouvement Northern Soul de prendre un malin plaisir à inventer des références aussi débiles que trompeuses. Il y avait un côté comique à cela, quand les types inventaient des noms de génies inexistants alors que le disque qu’ils passaient était une vieille face B pop ou attribuaient à des célébrités la paternité d’obscurs morceaux de rhythm & blues exploitant la veine Stax ou Motown. C’est aussi arrivé près de chez nous: le maxi Elle & Moi, par exemple, très joué en Belgique durant les années new-beat, était souvent attribué à Serge Gainsbourg, alors que le morceau est en fait signé Max Berlin, l’éphémère groupe de « dream disco » mené par Jean-Pierre Cerrone, le frère de l’autre. En Angleterre, ce genre de mascarade n’était toutefois pas que potache. Quelques fabriquants de disques pirates se sont ainsi inspiré des fausses pistes données par les DJ’s Northern pour vraiment presser, en toute illégalité, des copies de disques obscurs qui, par la magie du mensonge, se transformaient donc à la vente en morceaux rares interprétés par des célébrités.

Se construire une réputation en faisant passer la concurrence pour de gros ringards est l’essence même du métier de DJ mais cela n’empêche pas que cacher les références des disques que l’on joue est aujourd’hui le plus souvent très mal vu, car oui, le cover-up existe toujours, malgré l’utilisation à grande échelle d’applications de reconnaissance musicale comme Shazam. On compte bien quelques défenseurs de la pratique, mais ils se font généralement vite démonter sur les forums spécialisés. L’idée dominante, c’est que le DJ est censé tenir un rôle de passeur, qui partage son savoir et invite à la découverte. Si un dj pratique trop ouvertement le cover-up, on dira plutôt de lui qu’il ne respecte pas les artistes de sa sélection, qu’il les utilise pour se mettre avant, que c’est un mariolle en plein show-off. Pourtant, si on gratte un peu, tout le monde admet aussi qu’un bon DJ doit savoir distiller un peu de mystères, utiliser des recettes et des trucs bien à lui, surprendre et, forcément, passer des disques que ses confrères ne connaissent pas. Trop impitoyablement condamner le cover-up revient donc à exiger du magicien qu’il explique et partage le secret de ses meilleurs tours, sous peine de se faire traiter de clown minable. C’est un poil schizo et c’est peut-être bien pourquoi, on pourrait éventuellement penser à réhabiliter la pratique. Qui peut rendre fou de rage, mais bon…

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