Serge Coosemans

La révolution pop de 1920 (featuring Al Capone)

Serge Coosemans Chroniqueur

Un bouquin qui parle de la vie nocturne de 1880 à 1940 ne pouvait raisonnablement échapper à Serge Coosemans. Le Jazz et les gangsters n’est pas sans défauts mais néanmoins prenant pour qui s’intéresse à la sociologie de comptoir. Pop-culture d’avant-guerre et conseil-lecture pour dimanches vaseux, voici le Crash Test S02E17.

Le Jazz et les gangsters 1880-1940 date de 1980, n’a été traduit en français qu’en 2002, est resté longtemps introuvable et n’est ressorti dans une nouvelle édition que l’an dernier. C’est un bouquin assez polémique, auquel est généralement reproché un gros manque de rigueur et pas mal de flou artistique. L’auteur Ronald L. Morris y prétend principalement que sans le soutien de la pègre juive et sicilienne installée aux États-Unis, le jazz n’aurait jamais pu évoluer. Il est indéniable et documenté que les gangsters ont contribué au développement du jazz et qu’ils traitaient plutôt bien, voire même très bien les musiciens noirs. C’est toutefois beaucoup s’avancer de prétendre que sans leur soutien, le genre musical n’aurait été qu’une mode passagère réservée aux parias de la société américaine puritaine et raciste d’avant la seconde guerre mondiale. Pour un bouquin universitaire, Le Jazz et les gangsters est donc assez teinté de révisionnisme et de coloriage hollywoodiens, comme si l’idée avait surtout été de calibrer un scénario à refiler à Martin Scorsese. Hasard ou coïncidence: en 1984, sur une idée du producteur Robert Evans, Coppola réalise Cotton Club, au sujet similaire, bien qu’inspiré d’articles de magazines et non de ce livre.

La révolution pop de 1920 (featuring Al Capone)

Ces réserves posées, le bouquin est assez prenant pour qui s’intéresse à la sociologie de comptoir. Il explique notamment en détail l’apparition des clubs. « Avant 1900, un épais vernis de puritanisme recouvrait toute musique jouée en bonne compagnie, et le peuple avait droit aux seuls amusements des music-halls », écrit Morris. Ceux-ci étaient atroces: les programmes, toujours les mêmes et copiés les uns des autres, « présentaient de six à huit chansons et numéros de danse, avec, en guise de clou, un violoniste tsigane qui jouait en tournoyant sur lui-même. » Les numéros avec des animaux, notamment des chiens ou des poneys, ou encore un baryton chantant une romance, avaient également beaucoup de succès. Il existait déjà des dancings mais le « noctambule avisé ne se rendait jamais dans ces lieux sans s’être bien armé. » Quand on avait la sortante au XIXe siècle, on allait d’ailleurs surtout se pinter dans les saloons, qui étaient alors plus présents dans les rues que les supérettes aujourd’hui (« dans le Bowery, cinquante fois plus de saloons que d’églises », cite Morris) Or, comme le sait tout lecteur de Lucky Luke, la principale attraction du saloon, c’était la bagarre générale. Et la plupart des saloons étaient aussi glauques que crasseux.

Les immigrants siciliens et juifs ont sophistiqué la nuit. L’auteur leur attribue carrément l’invention de ce qui deviendrait la pop-culture puisqu’il avance que le public visé par les premiers clubs de jazz était très jeune et plus intéressé par l’ambiance, le décor et la musique que par le jeu et l’alcool de contrebande, alors principaux loisirs d’une société qui en comptait peu. « Les gens de la bonne société et les célébrités comprirent vite quel profit ils pourraient tirer de ces excursions hors de leur milieu habituel comme de la publicité que cela leur ferait, et nombre d’entre eux devinrent des clients réguliers, quotidiens même. » Underground ou glamour, ces boîtes de jazz avaient la particularité que tout y était fait pour que les gens s’y sentent bien, soient protégés de la violence mais aussi des tracasseries policières. On y privilégia le confort, le cadre agréable et la bonne ambiance. Les musiciens noirs étaient bien traités, bien payés et selon Morris, même encouragés à développer leur propre vision musicale, pas seulement pour se distinguer de la concurrence mais aussi parce beaucoup de ces gangsters devenus patrons de boîte aimaient sincèrement cette musique. Autre petit détail non négligeable: c’est dans ces clubs que la présence des femmes est devenue acceptable, chose insensée dans les saloons tenus par la pègre irlandaise à moins d’y vendre ses charmes. Bref, aux alentours de 1920, le loisir noctambule connut une grosse révolution à la fois sociale, esthétique et artistique. « Les ballades gaéliques à dominance masculine, les lieder allemands et les insipides chansons victoriennes ne suffisaient plus à distraire le public. Il est tout à l’honneur des gangsters fraîchement immigrés d’avoir été les catalyseurs de ce changement dans les goûts musicaux. »

Fort bien documenté et aussi agréable qu’un polar malin, Le Jazz et les gangsters soufre donc principalement d’un storytelling à la louche. Dans sa préface, même Jacques B. Hess, le traducteur, a l’air de hausser les sourcils devant la vision un peu olé-olé de Morris, qui semble considérer le jazz très mal au point dès qu’il a commencé à ne plus être protégé par la pègre alors que cette époque correspond pourtant à l’apparition du be-bop, du cool et du free-jazz. Sans même parler de Sinatra, pas une seule fois évoqué dans ce livre. Hess pose aussi une autre question piège à laquelle Morris ne répond pas, celle de la responsabilité de la pègre dans le fait que beaucoup de jazzmen des années 40 sont pour ainsi dire du jour au lendemain passés du whisky à l’héroïne. C’est une autre histoire, répondrait sans doute Morris. Un autre scénario. Plus Eastwood que Scorsese, celui-là.

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