Serge Coosemans

La musique industrielle, cet art brut, ce dernier laboratoire à savants fous

Serge Coosemans Chroniqueur

Longtemps, Serge Coosemans s’est posé beaucoup de questions sur la musique industrielle et la folie supposée de ses principales figures, une tocade pour lui assez rafraîchissante. Depuis la ressortie du bouquin England’s Hidden Reverse, il s’en pose moins, respectant encore plus une musique qu’il n’écoute pas. Pop culture et carambolages, underground barré et vacheries pour tous, c’est le Crash Test S01E28.

Quand on écrit sur la musique, on a vite fait de se retrouver très éloigné de ses propres centres d’intérêts. Du moins était-ce mon cas dans les années 90 et 2000. Les labels vous submergaient de nouveautés et le métier consistait alors à surtout développer un avis sur Hooverphonic, Dominique A, Mad Dog Loose et la production la plus récente de U2 et des Rolling Stones. Il vous fallait écouter ça et réfléchir à quoi écrire là-dessus. Comble du malheur: j’ai donc principalement officié comme critique musical durant les années grunge, trip-hop et french-touch, alors qu’à la base, j’aime surtout le rock garage, le post-punk et l’électro à la Fad Gadget. Certes facturé, j’ai vraiment sacrifié un temps dingue à Cassius, dEUS, Nirvanus et Stardusse et c’était toujours ça de perdu pour Bauhaus, les Modern Lovers et The Cramps. Ça me rendait régulièrement dingue et pour y remédier, je m’enfermais alors quelques jours loin de toute nouveauté, lové dans un caisson protecteur de rock garage et d’art-punk. C’est une musique rassurante, toujours la même chose, plaisante et facile. Des codes marrants, de la musique à boire. De vraies pantoufles pour les oreilles.

Après, il faut bien se rendre compte que depuis toujours, la grande majorité de ce qui se fabrique dans l’industrie musicale n’est ni bon, ni mauvais. À vue de pif, je dirais que chaque mois il doit sortir 10% de chefs d’oeuvres et 10% de grosses bouses. Ecrire sur ce qui est bon, écrire sur ce qui est mauvais, c’est facile. Le travail est par contre beaucoup moins évident au moment de s’attaquer aux 80% restants, qui sont juste consommables, sur lesquels il n’y a pas grand-chose à dire; des trucs pour la plupart portés par des artistes dont le discours est à peine différent de celui d’une caricature de candidate au titre de Miss France (« La guerre, c’est moche. La droite, c’est moche. Les inégalités, c’est pas bien. Le vin nature, c’est top. »). Vous me direz: critiquer, c’est aussi trier, non? Oui, mais si on trie, on fait des magazines de 5 pages. Si vous en voulez 60, alors, forcément, il faut meubler. Et donc publier des interviews de trentenaires hétérosexuels blancs en vestons de seconde main qui nous parlent de leur dernière trouvaille, l’ukulélé, et de l’influence des films de Jean-Luc Godard sur leur façon d’aborder la vie (les filles, en fait).

Never mind les punks spécialisés en poésie anglaise du XVIIe siècle

Ce n’est pas forcément que ces gens n’ont rien à dire. Il y a toujours moyen de tenter de les tirer sur des terrains conversationnels moins balisés. Malheureusement, s’est imposée depuis déjà un petit temps une « norme » de l’interview pop-rock, un format, des angles, une série de questions faciles à poser, un peu inévitables. Un gros ventre mou. Ça aussi, ça me donnait régulièrement le vertige et là, pour respirer, je m’échappais non pas dans une bulle protectrice mais plutôt vers des terrae incognitae. C’est-à-dire que je me dégottais des interviews ou des bouquins parlant de musiciens dont je n’avais pas forcément envie d’écouter la musique mais qui traînaient des histoires vraiment dingues. Des récits de guerres ouvertes entre artistes populaires et juntes militaires (Fela Kuti, Os Mutantes…), de prétentions de composer de la musique avec l’aide d’une entité désincarnée (Coil) ou encore de cartographier le coeur noir de l’identité anglaise (Shirley Collins, Nurse With Wound…). Dans le genre, le plus fantasque s’est toujours dégotté du côté de la musique industrielle anglaise, qui est en soi une forme d’excentricité typiquement britannique. C’est là que l’on trouve d’anciens punks devenus spécialistes de la poésie obscure du XVIIe siècle, des anecdotes d’occultisme et de magie blanche, de l’alchimie, du paganisme mais aussi les premières expériences musicales sous MDMA et des réflexions certes pas forcément très poussées sur comment artistiquement évoquer Auschwitz… Le problème majeur, c’est que des années durant, la plupart de ces protagonistes ont le plus souvent principalement parlé dans des fanzines tenus par de vrais tarés, difficiles à trouver, pas forcément très pro et encore moins fiables. Jusqu’à ce qu’apparaisse, en 2003, le bouquin de David Keenan.

Il y a quelques semaines, England’s Hidden Reverse est justement ressorti, agrémenté de nouveaux chapitres et de matériel photographique inédit. Version 2016, le bouquin pèse désormais un peu moins d’1,2 kilos pour 446 pages et est essentiellement consacré à Coil, Nurse With Wound et Current 93, trois groupes industriels anglais emblématiques et dont les membres ont tous travaillé les uns avec les autres, ce qui en fait en quelque sorte une petite famille, évidemment dysfonctionnelle. Cette fois, c’est fiable, Keenan étant journaliste à Wire, un magazine certes ultra-geek mais néanmoins très respectable, qui n’engage pas n’importe qui. England’s Hidden Reverse épuise complètement son sujet: après l’avoir refermé, il ne reste plus beaucoup de questions à se poser et, à vrai dire, pas non plus de grands mystères. Assez curieusement, alors qu’il a pourtant pour sujets des musiciens atypiques et des personnalités hors-normes, c’est un bouquin qui nous les rend « humains après tout », les banalise, nous les montre davantage travailleurs acharnés qu’inspirés par des entités avec qui ils communiqueraient grâce à des rituels magiques anciens. Ce n’est pas un grimoire, plutôt un livre sur la musique construit comme beaucoup d’autres livres sur la musique; avec l’histoire chronologique des groupes évoqués, leurs influences déterminantes, des anecdotes de studio, les changements de personnel et les bagarres entre musiciens et labels ou types amoureux de la même muse.

Tout l’aspect fantasque et étrange de cette scène est certes aussi évoqué, bien et longuement, mais cela me semble davantage aplanir les légendes plutôt que d’en conforter les mythes. Les types de Coil finissent par exemple par bien davantage passer pour une bande de joyeux fêtards gays gorgés de MDMA que pour des mecs sombres et torturés dont l’obsession était de communiquer avec les anges grâce au langage énochien. À une époque où l’idée même de musique industrielle se confond avec la new-wave barnumesque de Marylin Manson et Nine Inch Nails, England’s Hidden Reverse rappelle surtout une chose essentielle: c’est la musique industrielle qui est véritablement celle des non-musiciens, une forme d’art brut, l’essence même du DIY, alors que le punk est surtout la scène des mauvais musiciens (ce n’est pas une critique). C’est dans cette sphère artistique là que tout, vraiment tout, reste possible; y compris de balancer à son public un boucan infernal, repoussant, atonal; de le faire souffrir, de lui faire peur, mais aussi de tenter de l’élever spirituellement. Bref, même si le genre n’échappe pas aux clichés, encore moins à la facilité, aux imbéciles, aux poseurs et aux escrocs, il reste bel et bien le dernier véritable laboratoire musical. Et toujours habité par quelques types dont l’ambition est de faire parler les morts, de mettre en musique de demain le romantisme d’il y a 4 siècles, ainsi que de provoquer des courts-circuits dans le cerveau qui permettraient une vision plus claire de la réalité. Ce qui nous change assurément de Beyoncé et Feu! Chatterton. Et rappelle aussi, au deuxième mois sans Bowie, que la musique la plus inspirante peut se permettre d’être ratée, si toutefois portée par de grandes ambitions.

David Keenan: England’s Hidden Reverse (Strange Attractor Press, 2003/2016)

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