La mue réussie du Sfinks

Papa Mojito © LH
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

À Boechout, samedi soir, le Sfinks festival a démontré qu’il y avait parfois moyen de faire aussi bien avec moins. World music, grands frissons et mojito sous les étoiles.

Hystérie de l’autre côté du sentier qui mène au terrain du festival. Des centaines de têtes blondes sautent, grimpent et escaladent la dizaine de châteaux gonflables. Première impression: le Sfinks, c’est un peu l’île aux enfants. Un peu comme si Boechout, en bordure d’Anvers, prenait des airs de Salina, l’île éolienne de Nanni Moretti dominée par les bambini.

Cela faisait un petit moment que l’on n’avait plus passé une tête au Sfinks, l’un des vétérans du calendrier des festivals, et certainement le premier à creuser la veine world (y sont notamment passés Tito Puente, Ali Farka Touré, Nusrat Fateh Ali Khan, Youssou N’Dour, excusez du peu…). À l’époque, l’événement était encore payant. Depuis l’an dernier, le Sfinks est cependant passé au gratuit. Du coup, il ressemble plus que jamais à une grande fête populaire. Samedi, sous le soleil de fin de journée, l’endroit prend ainsi des allures d’utopie bobo-mais-pas-trop. Il y a des familles à poussettes, des jeunes en goguette, des vieux romantiques, ou « Papy Mojito » qui a troqué l’orgue de barbarie pour un sound-system à la coule… Ici, dans l’herbe, sous les arbres fruitiers, des vieux coussins de divan dépareillés sont dispersés. Là, des palettes de chantiers servent de tables. Ambiance père peinard.

Et la musique là-dedans? Elle se retrouve principalement sous un grand chapiteau, et deux « boîtes » bricolées maison. Ah oui, il y a également la Clubtent. Sous la grande toile, des tribunes et un parterre où ont été disposés des tapis sur lesquels s’assoient les spectateurs. Sur le coup de 20 heures, on peut y voir Broukar, une formation syrienne. Inutile de rappeler l’actualité dramatique du pays. Même si le quintet n’a pas « besoin » de ça pour émouvoir, elle n’en donne que plus de charge à un concert qui file plus d’une fois la chair de poule. La bio officielle de Broukar présente Tawfik Mirkhan, au centre de la scène avec son qânum (sorte de harpe couchée orientale), Amer Dahbar, fantastique percussionniste qui n’a besoin que d’un tambourin pour produire le son de trois batteries, et Adnan Fathallah, joueur d’oud virtuose. Il sont accompagnés d’une contrebassiste et d’un violoniste aux plaintes sublimes. La musique, entre chants sacrés et emballements profanes, appelle instantanément au voyage: tout à coup, au fin fond de la Flandre, un petit bout d’Orient… Après trois premiers morceaux, le groupe est rejoint par Ahmad Alkhatib, derviche qui électrise encore un peu plus le moment. Le danseur tourne, tourne, et tourne encore sur lui-même, faisant voler la robe blanche traditionnelle. En fin de concert, quand il revient une dernière fois sur scène, il est cette fois vêtu d’un costume noir pour une danse qui se transforme en un spectacle visuel étourdissant. Le derviche dévoile une 2e « jupe », qui le transforme littéralement en toupie humaine, avant de lancer l’étoffe en l’air, jonglant et dansant à la fois, et de descendre au milieu du public pour se coucher littéralement sous la robe tournoyante. On sort de là épaté. Et des étoiles plein les yeux…

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Ce n’est pas tout évidemment. Sur la scène principale, les touaregs électriques de Tinariwen restent ce grand groupe de blues, avec une calebasse pour seule batterie, et des guitares qui s’entrecroisent sur un groove lancinant. Le son est un peu cracra, le mouvement irrésistible. Comme partout ailleurs, après 23h, les DJ prennent le relais. A l’intérieur de The Urban Mad, cube en bois pouvant contenir plus de 300 personnes, les plus jeunes fêtent leur première party avec du gros beat hiphop-rnb. Plus folko et plus petit, l’Anderland tient quasi de la simple tonnelle, maquillée derrière des gros cubes en plastique blanc, dont l’éclairage passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Samedi, les Balkan Hotsteppers y faisaient le ménage, glissant du gimmick Bonzaï sur de la pompe des Balkans, ou une version swing de Pump Up The Jam. Le cocktail maison agite un public serré comme un banc de sardines, comme jetées sur un trampoline. Ambiance garantie, aussi couillonne que festive: parfois, il n’en faut pas davantage…

L’air de rien, sur le coup de minuit, le Sfinks semble ainsi pas très loin d’avoir réinventé la formule festival. Un truc qui tiendrait à la fois de la découverte et de la grande fête de village, lampions dans les arbres compris. Un événement avec des ambitions et des idées, ouvert à tous. L’an dernier, ils étaient plus de 70.000 à être passés par Boechout, probablement au moins autant cette fois-ci. La gratuité est évidemment un atout important – et qui, quelque part, a un prix: il n’est pas permis d’entrer sur le site avec sa nourriture et ses boissons (même si on nous laisse passer avec une bouteille d’eau), et les gargotes proposées sont aussi banales qu’un poil « chèrotes » (7,5 euros pour la pita de base). Par ailleurs, même si elle reste intéressante, l’affiche est forcément moins fournie et relevée qu’auparavant. La philosophie par contre n’a pas changé d’un iota.

Un an après avoir recadré son offre, le Sfinks a réussi sa transformation. Le pari paraissait pourtant paradoxal: c’est en effet poussé par la suppression de subsides que le festival avait décidé de jouer le tout pour le tout et de passer au gratuit… À cet égard, le succès du Sfinks est un pied de nez à la surenchère actuelle des festivals. Rencontré quelques semaines avant la toute dernière édition des 10 Days Off, le patron du festival électro Philip De Liser expliquait par exemple: « Chaque année, cela doit être toujours « plus », « mieux »: davantage de groupes, davantage de visiteurs… Cela ne ressemble à rien. Où est le sens là-dedans? »

Quelque part, dans le créneau world, le Sfinks a dû se poser les mêmes questions. La mue opérée en 2013 était risquée. Samedi soir, à quelques kilomètres à peine du gigantesque Tomorrowland, on peut dire qu’elle est brillamment réussie.

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