Laurent Raphaël

La fin de l’innocence

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Même si on n’a qu’une seule envie en ce moment, s’enfermer chez soi et regarder des Disney en boucle pour retrouver l’innocence perdue, il faut bien continuer à vivre. Et à penser. Car si le terrorisme est une entreprise aveugle de destruction des corps, c’est aussi une machine infernale destinée à broyer et à asservir l’esprit.

En tirant dans le tas, et en instillant la peur à grande échelle, les terroristes cherchent à asphyxier notre liberté, à la rendre impraticable quand bien même elle serait encore garantie par la Loi. Car si chacun est libre d’assister à un concert, d’aller boire un verre en ville, de se faire une toile, mais que l’angoisse tétanise au point de nous clouer chez nous, c’est comme si on avait interdit de facto les sorties, culturelles ou récréatives. Avec à la clé en plus un douloureux sentiment de culpabilité de participer par ce repli sur soi à l’instauration de la chape de plomb.

En prenant pour cible un temple du rock et des quartiers branchés de Paris, laissant sur le carreau des avocats, des journalistes, des artistes, des créatifs, des Blancs, des Noirs, des musulmans, les auteurs délivrent aussi un message: ce n’est plus seulement le Juif, l’humoriste satirique, l’écrivain blasphémateur, le militaire ou le policier qui sont visés mais un art de vivre (à la française) typiquement occidental. Avant tout et pour la première fois, c’est cette idée de jouissance inscrite dans le patrimoine et sanctifiée par la modernité qui a été atteinte en plein coeur vendredi. Et avec elle, ce rêve d’une société multiculturelle unie dans la différence. Le symbole est d’autant plus fort que cette génération Bataclan comme l’a rebaptisée Libération est celle qui était la plus encline, par capillarité post soixante-huitarde, à s’ouvrir aux minorités et à la différence. Ils ont tiré sur le dernier ascenseur social entre les jeunes de banlieue et un appareil plutôt conservateur.

Même si tout le monde ne pratique pas activement cet esprit des Lumières, chacun reconnaîtra qu’il fait partie de notre ADN, qu’il est la clé de voûte de la sécularisation de nos sociétés et le moteur d’une vie culturelle débarrassée des chaînes idéologiques. Désormais plus personne n’est à l’abri. En une nuit d’horreur, ce qui restait d’insouciance dans la jeunesse s’est envolé. Pour ces barbares qui utilisent la religion à des fins très personnelles, il n’y a plus d’innocents. Tout le monde porte la responsabilité morale d’un mode de vie décomplexé perméable à l’humour et à l’égalité des sexes. A leurs yeux, le simple fait de jouir de l’existence vous rend complice ipso facto des injustices sociales, des frustrations de jeunes hommes exclus des carrés VIP de la société, et même par un effet domino particulièrement retors, des frappes aériennes en Syrie. D’où cette sensation terrifiante de ne plus pouvoir vivre en paix nulle part, ni dans un club sur les rives du Nil, ni à la terrasse d’un café du parvis de Saint-Gilles. Ce nihilisme ne connaît pas de sanctuaires. Ni les bars, ni les cinémas, ni peut-être demain les écoles.

On laisse à d’autres le soin d’analyser les tenants et aboutissants géostratégiques de cette drôle de guerre pour se « contenter » de quelques réflexions sociologisantes arrachées au brouillard. Sans arme, ni haine, ni violence, disait Jean-Paul Rouve pour relater la « carrière » du braqueur Albert Spaggiari. Ici c’est tout le contraire. Même si on l’a sentie venir dans des films, même si elle était devenue plus palpable depuis Charlie, cette haine restait quelque chose d’assez abstrait pour le commun des mortels. Par angélisme, par bien-pensance aussi, on l’a laissée proliférer. On aime tellement notre liberté qu’on s’est longtemps persuadés que le monde entier voulait l’adopter sans en changer une virgule. Mais si le commerce se dilue très bien dans la mondialisation, il n’en va pas de même des droits fondamentaux. Comme le rappelait un anthropologue, la seule loi universelle commune à tous les peuples, c’est l’interdit de l’inceste.

Dans ce contexte explosif, il est urgent d’inventer une troisiu0026#xE8;me voie, quelque part entre la du0026#xE9;mocratie molle et les du0026#xE9;rives su0026#xE9;curitaires.

Autre « leçon » à chaud: l’Occident est attaqué avec ses propres armes. Et on ne parle pas seulement des fusils d’assaut. L’hydre islamiste utilise Internet comme outil de communication et de propagande. Elle révèle ainsi le talon d’Achille de la démocratie qui ne peut se défendre sans renier ses valeurs cardinales, à commencer par la liberté d’expression et de commercer. Sinon il suffirait de couper le Net le temps de faire le ménage.

Dans ce contexte explosif, il est urgent d’inventer une troisième voie, quelque part entre la démocratie molle et les dérives sécuritaires. En mettant en adéquation les actes et les idéaux d’abord. Exit donc le cynisme libéral qui nous fait faire des courbettes devant les ennemis de la liberté pour un juteux contrat. En misant plus que jamais sur la culture et l’éducation enfin. Le chemin est long, périlleux mais c’est le seul…

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