L’Homme qui Inventa l’Homme qui Venait d’Ailleurs

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Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Serge Coosemans s’est trouvé un nouveau métier : gardien de la flamme de Walter Tevis, auteur mort il y a plus de 30 ans dont l’oeuvre est notamment éclipsée par l’interprétation flamboyante de Paul Newman et de David Bowie de personnages dans ses bouquins surtout  » born losers « . Pop culture et carambolages, c’est le Crash Test S01E20.

Comme souvent, le roman est meilleur que le film. Dans ce cas-ci, peu de gens le savent, peu de gens ont même cherché à le savoir. C’est que dans l’imaginaire collectif, ce n’est même pas que le film ait largement éclipsé le bouquin, c’est son acteur principal qui a tout vampirisé : depuis 1976, l’Homme Qui Venait d’Ailleurs, c’est Bowie. Limite, certains vantent encore bien la patte du réalisateur Nicolas Roeg. Par contre, qui continuerait de nos jours à associer The Man Who Fell To Earth à Walter Tevis, l’auteur du roman à la base du film, sorti en 1963 aux Etats-Unis et traduit dix ans plus tard en France sous le titre l’Homme Tombé du Ciel ? C’est pourtant Tevis le véritable créateur du personnage emblématique de Thomas J. Newton, l’extraterrestre depuis indissociable de Bowie, notamment parce que sa rouquine trombinette illustre les pochettes de Low et Station to Station, deux albums majeurs du chanteur britannique. Bowie a fait entrer Newton au panthéon des grands héros de science-fiction (et de ses multiples avatars personnels) mais quand on lit le roman, on découvre en fait un personnage bien plus touchant, plus juste surtout, que celui du film. The Man Who Fell To Earth est ce qu’il est : une oeuvre pop souffrant d’une multitude de tics visuels de l’époque et de cette impression d’y voir Bowie davantage jouer Bowie que qui que ce soit d’autre, malgré un talent d’acteur que confirmeront surtout ses films suivants, principalement The Hunger et Merry Christmas Mr. Lawrence. Le roman n’est pas seulement meilleur que le film, il vieillit surtout mieux. C’est un crève-coeur imparable, d’une tristesse profonde, le rapport clinique d’une suite d’échecs cuisants.

Thomas J. Newton est un personnage typique de l’univers de Walter Tevis. En décembre 1984, à l’occasion de la mort de l’auteur, le journaliste Philippe Garnier écrivait dans Libération (*) que « Tevis était un peu, dans l’arène littéraire, comme ces loups solitaires sur lesquels il écrivait. Dans ses romans, il a toujours écrit sur des gens exceptionnellement doués mais voués à un relatif anonymat. » Extraterrestre alcoolique à l’intelligence supérieure et aux moyens illimités, Thomas J. Newton est en fait surtour un « born loser », quelqu’un qui ne peut que rater la mission de sauvetage de son espèce. A vrai dire, ce n’est même qu’un personnage secondaire dans l’univers de Walter Tevis, surtout connu pour ses bouquins sur le billard : l’Arnaqueur et sa suite, La Couleur de l’Argent, tous deux adaptés à l’écran avec Paul Newman dans le rôle du voyou Fast Eddie Felson, un personnage encore plus iconique que celui de Thomas J. Newton.

Born loser again

Philippe Garnier dit de Walter Tevis qu’il a « été un de ces oiseaux qu’on ne sait pas trop comment prendre en France : un auteur « commercial » ». Durant la trentaine d’années que dura sa vie professionnelle, Tevis n’a en effet écrit que lorsqu’il ressentait la nécessité de se remplir les poches : 3 romans noirs, 3 romans de science-fiction et 13 nouvelles. De 1963 à 1980, il ne publie rien, se contentant d’enseigner l’anglais dans une université de l’Ohio. De 1980 à 1983, il enchaîne par contre 3 bouquins, dont Mockinbird, une histoire de science-fiction à nouveau belle et maussade, mettant en scène un robot maître du monde suicidaire incapable de mourir et le dernier homme sur Terre à savoir lire, le tout dans un décor de société agonisante, d’apocalypse dont pas grand-monde ne semble vraiment se soucier. Comme tous les autres, ce bouquin est devenu culte et a largement été réhabilité après un accueil critique frisquet, aujourd’hui même considéré comme une sorte de suite officieuse et presque égale au classique Farenheit 451 de Ray Bradbury. Ce qui ne paye pas forcément gros et c’est bien pourquoi Tevis finit par monter un coup qu’il estime digne de Fast Eddie Felson, une arnaque qui rapporte. Sans état d’âme, il torche une suite à l’Arnaqueur, la titre La Couleur de l’Argent et la vend à Hollywood, qu’il méprise largement, pour 200 000 dollars, à la condition expresse qu’il en signe lui-même l’adaptation cinématographique. C’est accepté mais Tevis meurt quelques mois après avoir encaissé le chèque. Bien sûr, dans la foulée, Hollywood s’assied sur ses dernières volontés, le film tiré de la Couleur de l’Argent devenant « quelque-chose de très différent de l’histoire originale » ; en clair un truc taillé pour faire monter la côte de Tom Cruise, à l’époque encore minet en début de gloriole, et permettre à Paul Newman de se choper enfin un Oscar.

Cherche prescripteur aux yeux vairons

Je serais un peu plus ouvert à ce genre de synchronicités que j’y verrais un signe : c’est le jour de la mort de David Bowie que je me suis chopé un exemplaire de l’Oiseau d’Amérique (Mockinbird) chez un soldeur bruxellois pour un prix tellement ridicule qu’il m’a surtout paru être la preuve que le magasin cherchait à s’en débarrasser au plus vite. Au moment d’écrire ces lignes, je n’étais qu’au tiers du roman mais j’y avais déjà retrouvé tout ce que j’aime chez Tevis. Son écriture faussement banale minée par une sourde mélancolie, ses personnages aliénés par un quotidien qui les dépasse et dont ils appréhendent mal les enjeux grandioses. Dans sa nécro d’il y a 32 ans, Philippe Garnier disait que ce sont « des histoires « bringuebalantes, mais totalement prenantes » et jugeait que Walter Tevis « est de cette race des écrivains naturels, ceux boudés par les académies et les profs de fac mais dont on discutera encore les paperbacks dans soixante ans… » A mi-parcours de cette prédiction dans le temps, je n’ai pas l’impression que ce soit si évident. L’oeuvre de Tevis peut compter sur un petit fan-club planétaire, quelques gardiens de la flamme, mais ceux-ci doivent batailler dur pour que l’auteur ne tombe pas dans l’oubli. Ses bouquins ne sont pas forcément obscurs mais ils ont tendance à être adaptés en films qui font oublier les livres. Presque une malédiction.

Le jour ou0026#xF9; Kanye West mu0026#xE8;nera u0026#xE0; une magnifique oeuvre romanesque mu0026#xE9;connue plutu0026#xF4;t qu’au gros cul de Kim Kardashian, je crois bien que j’ouvrirai un cabinet de dentisterie pour volailles. En vous remerciant, bonsoir.

C’est ce qui arrivera sans doute également à The Queen’s Gambit (Le Jeu de Dame, paru il y a 25 ans en 10/18), toujours considéré comme son meilleur roman. C’est une histoire d’enfant prodige, où l’on suit la vie d’une jeune fille laide et dépressive carburant aux substances illicites mais extrêmement douée pour les échecs, et qui finit par battre à Moscou un champion soviétique devant une salle en délire. Philippe Garnier dit du bouquin qu’il est considéré comme l’un des seuls sur le sujet retranscrivant avec justesse « la rage, la fureur et la haine impitoyable nécessaires à tout bon joueur d’échecs ». C’est un livre déclaré infilmable mais que Hollywood essaye toutefois de transformer en carton arty depuis 25 ans. Michael Apted, Bernardo Bertolucci et l’acteur Heath Ledger, dont cela aurait été la première réalisation s’il n’était mort quelques mois avant le début du tournage, ont tous été associés à des projets d’adaptations plus ou moins avancées de The Queen’s Gambit. Là, l’idée est à nouveau au frigo mais je pense qu’il est assez certain qu’un jour, ce film existera. Sans doute pour de mauvaises raisons, comme de servir la carrière de Jennifer Lawrence ou Saiorse Ronan comme The Color of Money servit Tom Cruise. Encore un film qui sera moins bon que le roman. Ce que peu de gens sauront et voudront savoir.

Evidemment, c’est David Bowie qui m’a mené à Walter Tevis. Comme il m’a mené au Velvet Underground et à Lou Reed, au krautrock, à Brian Eno, à Iggy Pop, à Orwell, Burroughs, Guy Pellaert et à tant d’autres choses marquantes. Depuis sa mort, c’est la question qui hante les réseaux sociaux: reste-t-il de tels passeurs, de tels prescripteurs, de tels modèles culturels ? Kanye West, dit-on souvent, mais le jour où Kanye West mènera à une magnifique oeuvre romanesque méconnue plutôt qu’au gros cul de Kim Kardashian, je crois bien que j’ouvrirai un cabinet de dentisterie pour volailles. En vous remerciant, bonsoir.

(*) article repris dans le recueil de Philippe Garnier « L’Oreille d’un Sourd » (éditions Grasset, 2011)

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