Laurent Raphaël

L’édito: Beaucoup de bruit pour rien

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Ce qui est rare est précieux: les pandas, les bonnes nouvelles, les billets de 500 euros, les journées sans embouteillages, mais aussi, et de plus en plus, le silence.

Persécuté de toutes parts, le 0db n’existe plus à l’état naturel que dans quelques rares sanctuaires sur la planète. Ailleurs, il faut avoir les moyens de se l’offrir. Echapper à l’enfer des villes sans les abandonner n’est pas à la portée de toutes les bourses. Comme l’espace, le silence est devenu un luxe inaccessible pour la majorité -pas vraiment silencieuse pour le coup.

Ses prédateurs, on les connait, qui tapissent le vide sonore en trois couches: première, les bruits naturels (piu-piu, pluie, plaintes du vent dans les branches et autres bruits de plomberie corporelle); deuxième, nettement plus agressif, l’orchestre cacophonique de la modernité industrielle (grues, trafic, climatiseurs, etc.); et enfin, last but not least, l’écho amplifié des pratiques apparues dans le sillage de la postmodernité digitale (musique nomade, enfants-roi criards, rafales de beats électroniques des jeux vidéo…). En ce moment même, si je fais l’inventaire des sons qui me traversent les oreilles et donc aussi le cerveau, je frise déjà la saturation: ronronnement de la chaufferie, cliquetis du clavier, voix étouffée d’un collègue au téléphone dans la pièce d’à côté, éclats de voix en sourdine, sonnerie métallique de téléphone plus le gargouillement électronique de la machine à café au bout du couloir. Et tout ça dans un endroit de travail censé être paisible…

Ce qui est rare est pru0026#xE9;cieux: les pandas, les bonnes nouvelles, les billets de 500 euros, les journu0026#xE9;es sans embouteillages, mais aussi, et de plus en plus, le silence.

Signe que le silence est une espèce en voie de disparition, et donc paré d’une aura particulière, presque sacrée, il est désormais l’objet de toutes les attentions. On le traque dans les hôtels de la chaîne des Relais du silence ou dans les retraites spirituelles proposées par plusieurs abbayes, on le consomme en tranches d’une demi-heure dans les bars à siestes. L’historien Alain Corbin en rappelait même récemment les usages du passé, notamment philosophiques (on se tait devant dieu au temps de l’Inquisition) et sociologiques (à Versailles, on se tait devant le roi, question de survie sociale) dans un livre (Histoire du silence, aux éditions de La Renaissance), comme pour en faire le cadastre avant qu’il n’ait complètement disparu.

Tout aussi révélateur, on assiste en ce moment à une inflation d’allusions à cette nécessaire mais désormais menacée respiration de l’esprit. Moins radical que le culte 4’33 » de John Cage (pour rappel, une chanson/performance sans instruments et sans parole), moins prophétique aussi que le Enjoy the silence de Depeche Mode, le mot fait toujours recette dans la musique, notamment de variété. Au hasard: Sony annonçait en mai dernier la sortie du morceau arrivé en deuxième position à l’Eurovision. Titre: Sound of Silence (oui, comme le morceau de Simon and Garfunkel). Plus il rétrécit plus le silence prend de la valeur. Pour peu, il passerait pour un nouveau marqueur de la coolitude, jusqu’à l’absurde. Sinon pourquoi un jeu vidéo d’héroic fantasy enrobé d’une B.O. sucrée de superproduction hollywoodienne (Silence: The Whispered World 2) en aurait fait lui aussi son étendard?

Mais ce que l’on retiendra surtout pour jauger le prix du silence actuel, et qui vient valider la démonstration comme un paraphe en dessous d’un contrat de mariage, c’est que le prochain film de Scorsese s’intitulera lui aussi Silence. Annoncé pour ce mois-ci aux Etats-Unis, il raconte le périple, dans le Japon du XVIIe siècle, de deux prêtres jésuites à la recherche de leur mentor, disparu alors qu’il était parti évangéliser ces terres impies. Si l’on se base sur les premiers échos et les premières images, le voyage ne sera pas de tout repos, et vaudra son pesant de souffrance et de dolorisme, quelque part entre la série télé Shogun et The Mission de Roland Joffé. Et si silence il y a effectivement, parions qu’il sera gorgé de fureur et de tourments existentiels. En cela, le réalisateur tendra vers la forme la plus métaphysique du silence: un espace où l’esprit est nu, transparent à lui-même, et ne peut plus se réfugier derrière le grésillement du monde pour éviter de se regarder en face. Le raffut empêche de penser, c’est la matraque soft d’une idéologie totalitaire qui ne dit pas son nom. Dans ces conditions, s’astreindre au silence est une manière de garder les idées claires et d’envoyer balader une époque ivre de son propre brouhaha. Comme le disent en boucle les séries télé américaines, « vous avez le droit de garder le silence« …

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