Serge Coosemans

L’avenir de la culture deejay se joue-t-il à Las Vegas ?

Serge Coosemans Chroniqueur

Selon Serge Coosemans, le meilleur article de l’année sur la musique électronique et la culture qui en découle n’est ni de notre rédaction, ni de lui, mais bien de Josh Eells, journaliste américain qui a livré au New Yorker en septembre dernier un papier définitif sur l’implantation de l’electronic dance music à Las Vegas. Sortie de Route, S03E16.

De tout ce qui a été publié cette année sur la musique électronique et la sous-culture festive qui en découle, le très long papier sorti en septembre par le journaliste musical américain Josh Eells pour The New Yorker reste selon moi indépassable. Pertinent, marrant, ainsi que parfaitement consternant, ce reportage sur l’implantation à Las Vegas de l’electronic dance music (EDM) est, en Europe, passé complètement inaperçu. Aux Etats-Unis, il a par contre suscité pas mal de controverse. Eells décrit en effet un business à la fois terrifiant et hilarant, totalement bling, totalement couillon, ce qui n’est pas pour plaire aux militants de l’electro. Il rend compte que l’EDM relève plus de l’entertainment « plain & simple » que d’une quelconque forme de sous-culture appelée un Grand Soir prochain à contaminer le mainstream. A Vegas, nous apprend l’article, au moment de déterminer le cachet d’un deejay, les promoteurs tiennent compte de son nombre de followers sur Instagram mais aussi de la météo du soir où il jouera. Cela peut paraître tenir de l’excès de zèle mais un mec des Black Eyed Peas, grand habitué du circuit casino, nous balance la vérité vraie que partout ailleurs tout le monde tait : « ce qui fait un tube dans la pop, c’est combien de fois ta chanson passe à la radio. Dans le monde deejay, un tube, c’est combien de bouteilles d’alcool sont vendues durant ta prestation. »

Josh Eells axe principalement son reportage autour de Steve Wynn, propriétaire septuagénaire de casinos, d’hôtels et de salles, et de sa relation avec Afrojack, pousseur de disques hollandais de 26 ans qui se la pète déjà Merlin l’Enchanteur des pistes de danse internationales. Comme dans les meilleurs Strip-Tease de la RTBF, les deux hommes n’ont pas besoin de commentaires acerbes de la part des journalistes pour avoir l’air bien vainqueurs, chacun à sa façon. Steve Wynn a des idées qui semblent prendre à Vegas, pour un temps du moins, alors qu’elles sont mort-nées en Europe, il y a 25 ans. Le gusse a notamment lancé un restaurant fusion où un « chef musical » balance en direct un accompagnement sonore « joué à un volume sonore qui rend la conversation difficile. » Afrojack, de son côté, est présenté comme un couillon sympathique bien que cynique (ou le contraire?), incapable de lire la moindre note de musique, ignorant même que la musique s’écrivait sur une feuille avant de s’empiler en petits blocs sur l’écran du laptop, mais connaissant néanmoins par coeur la recette du tube de dancefloor. Cela relève du sketch des Guignols sur Guetta mais loin de s’offusquer des questions et remarques moqueuses du journaliste, Afrojack a en fait l’air très fier d’utiliser un logiciel musical pour en tirer du son comme Mimimi du Muppet Show frappe à coups de marteau sur des souris. Du moment que cela vend des bouteilles dans les caberdouches de Steve Wynn et que son chèque en dollars pour quelques heures de prestation aligne quatre zéros, derrière le cinq. Ou le six.

Forcément, cela offusque. Le côté militant gnangnan des Américains fans de house et de techno supporte mal de voir la partie la plus visible de leur iceberg culturel de prédilection, fantasmé révolutionnaire, réduite à du pur entertainment WASP. Pour eux, Skrillex, Calvin Harris et autres Afrojack sont certes payés par les limonadiers sous acide de Las Vegas afin de relancer une industrie touristique locale un poil défaillante mais ce sont aussi les représentants d’une sorte de Cinquième Colonne dans le mainstream. Les fans de musique électronique même plus pointue attendent d’eux le tube à échelle fédérale. Ou le carton planétaire. Bref, le truc massif qui ferait basculer le dernier rockeur, le dernier rappeur, le dernier bouseux country, vers l’electro. Vers le Royaume de Dieu.

Pour rappel, bien que née aux Etats-Unis -à Detroit, Chicago et New-York-, la dance-music moderne n’y a jamais vraiment généré beaucoup de cashflow. Les maîtres techno vénérés en Europe comme Jeff Mills, Derrick May ou Juan Atkins n’y sont connus que sur Wikipedia. Enormes de ce côté-ci de l’Atlantique durant les années 90, Chemical Brothers, Underworld et Prodigy ne sont aux States que rarement sortis de la bande sonore d’un jeu Playstation, souvent de football qui plus est, pas vraiment le sport préféré, même virtuel, des Yankees. Ce n’est que depuis 2011 que la musique électronique (la plus commerciale) commence à prendre aux States et seulement depuis l’été 2012 que les requins de l’industrie, Live Nation en tête, via sa filiale SFX Entertainment, investissent massivement dans l’EDM, avec l’idée derrière l’oreille d’imposer aux Kids in America une musique faussement rebelle, faussement novatrice. Ce qui est là à l’oeuvre, c’est la logique Ibiza, Las Vegas, Tomorrowland. Bon pour le commerce, cul-de-sac pour la culture. La culture électronique, son avenir, son salut, ce n’est pas ça, même si aux States comme ici, on semble bien partis pour encore se farcir de longues heures de débat afin de déterminer si Las Vegas est le nouveau Ibiza, si Richie Hawtin ne serait pas plus à sa place que Calvin Harris aux platines des attrapes-gogos du Nevada et autres foutaises du genre. L’avenir d’une culture ne se détermine pourtant pas où les entrepreneurs investissent et où les journalistes vont parce que l’industrie des loisirs les y invite. L’avenir, c’est plutôt 3 couillons devant 200 connards qui, sur du matos de préférence de merde, vont accidentellement sortir de leurs baffles un truc jamais entendu auparavant et en faire des petits. Comme d’habitude. Comme en 2014, on l’espère.

Serge Coosemans

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