Kanye West, David Bowie… Ces albums qui n’en finissent jamais

Le dernier album de Kanye West, un logiciel régulièrement upgradé? © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Et si les disques n’étaient pas des oeuvres fixées dans le temps, mais bien des processus permanents? Des sortes de logiciels upgradés par les artistes eux-mêmes? Focus sur ces albums « Work in Progress », de Kanye West à David Bowie…

Il faut au moins lui laisser ça: on ne s’ennuie jamais avec Kanye West. Vraie tête à claques, le rappeur est devenu le troll numéro un de la pop culture actuelle. Pour cela, il lui a suffi de cultiver l’outrance et la mégalomanie avec une constance aussi divertissante que… navrante. Il y a du marketing là-dessous, un art consommé du buzz. Mais aussi un goût du dérapage et du hors-sujet, pour le coup épuisant. Non, il n’est pas simple d’être fan de Kanye West. Surtout quand on aime sa musique… Jusqu’ici, c’est d’ailleurs ce qui l’a toujours sauvé. Paru en début d’année, l’album The Life of Pablo n’est peut-être pas son chef-d’oeuvre, mais il n’en reste pas moins l’un des disques-clés de 2016. Notamment à cause de la manière dont il a vu le jour.

C’était le 11 février, à New York. Ce jour-là, West profita de la présentation de sa collection de mode pour brancher son laptop sur la sono du Madison Square Garden et diffuser en avant-première son nouveau disque. Lui, au milieu des gradins, entouré de sa cour, face à ses modèles, debout, immobiles, perchés sur deux cubes, tels des naufragés. Malaise. Heureusement, la musique tient la route. The Life of Pablo est promis pour le lendemain. Mais le vendredi, rien ne vient. Le samedi non plus. Entre-temps, la pochette a déjà été modifiée, la liste des morceaux annoncés aussi. Finalement, après de nouveaux changements, et dans la confusion générale, Kanye West lâche l’album le dimanche, en exclusivité sur la plateforme de streaming Tidal.

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Ce n’est pas la première fois qu’un artiste joue de l’effet de surprise. Ces dernières années, les gros calibres de l’industrie du disque ont régulièrement pris le pli de sortir un album sans annoncer de date de parution au préalable. La tactique est risquée. Mais elle s’est souvent révélée gagnante. Le fait est qu’après avoir vu dans Internet le responsable de tous leurs maux, les stars ont fini par comprendre que le Web pouvait aussi leur offrir de nouvelles possibilités de diffusion et de promotion…

Avec The Life of Pablo, West a néanmoins poussé le bouchon un peu plus loin. Le rappeur a en effet rapidement annoncé que les morceaux diffusés ne constituaient pas la version définitive de l’album. Et que de nouveaux aménagements étaient attendus. Dès le départ en fait, le disque n’a cessé de bouger, changeant par exemple plusieurs fois de titre (de So Help Me God annoncé au tout début, en passant par SWISH ou WAVES), et ce quasi jusqu’à la dernière minute. C’était écrit: la Life of Pablo ne serait pas un long fleuve tranquille. Dans un tweet, West le présentera comme une « living breathing changing creative expression« . En d’autres mots, un work in progress permanent. Un mois après le premier jet, le titre Wolves, par exemple, était modifié, intégrant un nouveau couplet du rappeur Vic Mensa et une apparition de la chanteuse Sia. Un peu avant, c’est le morceau Famous que West a adapté -la phrase « She Puerto Rican Day Parade waving » est remplacée par les mots « she in school to be a real estate agent« . Ici, c’est encore une basse qui est boostée, là un choeur qui est ramené en avant, ou l’invité Chance The Rapper qui rajoute trois mots sur Ultralight Beam

Kanye West au Madison Square Garden, pour la première écoute de The Life of Pablo.
Kanye West au Madison Square Garden, pour la première écoute de The Life of Pablo. © DR

Il n’est pas question ici de remix. Mais bien de (mini)corrections, que les abonnés (payants) du service de streaming Tidal reçoivent en temps réel. En cela, The Life of Pablo n’est plus tant un album qu’une application ou un logiciel qui subit régulièrement de nouveaux upgrading…

Un album, plusieurs vies

Réaliser un album a toujours été un processus long, souvent compliqué et laborieux. Tout un business s’est d’ailleurs développé autour de la genèse des oeuvres. On ne compte plus les rééditions d’albums-clés, augmentés d’un mix « inédit ». L’un des exemples les plus fameux reste le What’s Going On de Marvin Gaye et son fameux « Detroit mix »: en fait, une première version de l’album qui avait été refusée à l’époque par Berry Gordy, le patron de la Motown… Un disque peut également se voir remasterisé, à l’occasion de l’un ou l’autre anniversaire. C’est parfois bien utile. Dans un article passionnant sur le sujet, le webzine Pitchfork rappelait le cas de Metallica et de son album Death Magnetic: à l’époque, de nombreux fans avaient jugé le son du CD beaucoup trop écrasé et s’étaient rabattus sur la version disponible sur le jeu vidéo Guitar Hero 3… Chipotage geek? Ce serait oublier les discussions sans fin des exégètes: faut-il écouter les enregistrements mono ou stéréo des premiers Beatles?

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Si un album connaît plusieurs vies, il arrivait malgré tout jusqu’ici à se fixer. Il pouvait bien avoir enchaîné les versions, une seule était rendue publique: le fan savait laquelle il fallait écouter en priorité. C’est moins évident aujourd’hui. La musique apparaît désormais comme une matière mouvante, malaxée et travaillée en permanence. Et cela, grâce aux nouvelles technologies. Non seulement elles ont bouleversé les manières de communiquer la musique, en offrant de nouveaux tuyaux de diffusion, mais elles ont aussi changé la structure même de la pop. Comme l’explique par exemple John Seabrook, dans son livre sur la fabrication des hits (lire Focus n°47), les tubes se construisent aujourd’hui moins sur une mélodie que sur une production: en gros, un beat et une série de gimmicks. « Bien souvent, les producteurs ne cherchent pas une mélodie pour porter la chanson, mais plutôt juste assez de mélodie pour étoffer la production. C’est pourquoi les producteurs parlent plus volontiers des mélodies d’une chanson plutôt que de sa mélodie. » Exemple: la New-Yorkaise Azealia Banks que l’on découvre à l’époque avec une production piquée aux Belges de Lazy Jay (212); ou à l’inverse, le rappeur Roméo Elvis qui cartonne avec Bruxelles arrive sur un beat « emprunté » à l’Américain G-Easy (Order More)…

Avec son générique d’auteurs-compositeurs pléthorique, The Life of Pablo participe de cette nouvelle logique musicale. Esprit aussi perfectionniste et maniaque, Kanye West la pousse cependant jusque dans ses derniers retranchements. Quand un morceau ou un album est-il donc achevé? La question a-t-elle d’ailleurs encore du sens? Ou faut-il désormais envisager les disques comme des chantiers permanents? Après tout, Pablo Picasso lui-même ne disait-il pas: « Finir un travail? Terminer une image? Quelle absurdité! Achever une oeuvre signifie l’avoir épuisée, tuée, vidée de son âme -lui arracher son dernier souffle.« Quelquequatre années ont ainsi été nécessaires au chanteur r’n’b Frank Ocean pour donner un successeur à Channel Orange. L’été dernier, après plusieurs reports et autres annonces foireuses, la star aura finalement lâché deux nouveaux disques, en 24 heures: Endless et Blond. Le premier fut diffusé sous la forme d’une longue vidéo noir et blanc de 45 minutes. Elle montre Ocean en train de bricoler dans un atelier, montant patiemment une installation en bois: une ode à la lenteur et à une certaine vision amoureuse et artisanale de la musique. Un rappel aussi de ce que l’oeuvre demande de labeur et de sueur. Là aussi, un certain perfectionnisme poussera l’artiste à retarder au maximum le moment de livrer le produit fini. Quitte à agir au final dans la confusion. Faut-il par exemple retenir le titre Blond -comme l’annonce le visuel du disque- ou Blonde, tel qu’il est vendu sur la plateforme d’Apple Music? Sur son compte tumblr, l’artiste annonce aussi « deux versions » différentes du disque. Comme si là aussi, il avait été impossible de trancher.

Disques mutants

Il est ainsi devenu tentant pour un musicien de laisser le métier sur l’ouvrage, inachevé. Pourquoi pas après tout? Quand Gustav Holst composa Les Planètes au début du XXe siècle, il ne connaissait pas encore l’existence de Pluton. Ce n’est qu’en 2000 que l’Anglais Colin Matthews ajouta un huitième mouvement à l’oeuvre de Holst… Durant la Renaissance, le sculpteur Donatello avait lui déjà choisi de ne pas terminer certaines oeuvres, taillant des visages au milieu d’un bloc laissé brut: par la suite, la technique du non finito fut reprise aussi bien par Michel-Ange que par Rodin. En 2016, la musique pop a désormais les outils pour en faire autant. Les albums seraient désormais des produits fluctuants, flottants. Des sortes de reptiles, changeant de peau au fil du temps. Certes, la démarche peut s’avérer déstabilisante. Sur un site de téléchargement illégal comme Pirate Bay, les internautes continuaient, par exemple, de chercher en priorité la toute première version de The Life of Pablo. Tout ça pour ça? Comment aussi juger une oeuvre qui change en permanence? Quelle version faut-il prendre en compte? Le critique musical est coincé…

Frank Ocean dans la longue vidéo de Endless.
Frank Ocean dans la longue vidéo de Endless. © DR

L’artiste, lui, a désormais la possibilité de revenir quand il veut sur son travail. Sa musique n’est plus calée dans un moment précis. Elle est devenue un flux. Revenant sur l’accouchement, douloureux, du dernier album de Bon Iver, 22, A Million, Justin Vernon expliquait par exemple au New York Times: « Maintenant que ce disque est terminé, je sais ce qu’il m’a permis de résoudre, tout comme j’ai compris que c’était un processus constant. Le fleuve n’a pas de fin.« Ou pour le dire autrement, comme l’avait annoncé Bowie dès 2002, la musique deviendra comme « l’eau courante ou l’électricité« …

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Bowie, justement. Nul artiste n’aura autant joué les caméléons et donné autant de versions différentes de lui-même. S’il fut un pionnier, ce fut notamment en cela: cette manière de ne jamais se fixer, de laisser sa musique assez ouverte pour l’emmener ailleurs. Et ce ne fut pas différent avec son dernier album. Il constitue un autre exemple de disque de 2016 qui a muté avec le temps. Cette fois, pourtant, la musique n’a pas changé. C’est la perspective qui a été bouleversée. Sorti le vendredi 8 janvier, Blackstar était le 25e album studio de sa carrière. Le lundi suivant, après l’annonce de sa mort, il devenait son disque ultime. Bientôt, il deviendra même un grand jeu de pistes, un récit énigmatique dont tous les indices semblent annoncer la fin imminente: « Look up here, I’m in heaven », chante-t-il sur le morceau intitulé… Lazarus. Comme le disait Roland Barthes, « L’oeuvre est toujours prophétique« … Notamment parce qu’elle laisse assez d’ambiguïtés pour le devenir.

Si plusieurs disques de 2016 ont pu changer de couleur, c’est aussi à cause de cela: comment interpréter par exemple des paroles comme « Sur la terrasse, sous les cimes / où tout bien pesé on t’assassine« , sur le dernier album de Jean-Louis Murat, sinon à la lumière des attentats du 13 novembre 2015 à Paris? Même si les vers ont été écrits avant les événements… Les artistes auront beau contrôler leur production jusqu’au dernier moment, elle sera toujours soumise aux aléas, rattrapée par l’actualité.

Certes, ils pourront désormais la modifier ou l’actualiser plus facilement. Mais ce n’est pas non plus sans danger: plus d’un se sera perdu dans sa musique, y laissant parfois une partie de sa raison: au hasard, Brian Wilson et l’album Smile, qui resta pendant des décennies l’album « perdu » des Beach Boys. Kanye West, lui, a encore passé une partie de son temps à modifier The Life of Pablo. Au point d’ailleurs de l’envoyer finir l’année à l’hôpital, placé en observation psychiatrique pendant le week-end de Thanksgiving. « Citez-moi un génie qui ne soit pas fou« , rappe-t-il notamment sur Feedback. On ne peut lui donner entièrement tort…

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