Kamasi Washington, une double personnalité entre ciel et terre

Earth et Heaven: deux facettes dans la façon dont Kamasi Washington voit la vie. © DR
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Figure de proue du renouveau jazz, le saxophoniste Kamasi Washington appelle à l’action sur un album de deux heures et demie, Heaven and Earth, dévoilant sa double personnalité.

Toge traditionnelle africaine, chaîne autour du cou, baskets, belle barbe et énorme tignasse. Partagé entre tradition et modernité, Kamasi Washington, encore plus imposant que la dernière fois, accueille canne à la main (le souvenir d’une cheville cassée en Norvège) dans les bureaux parisiens de son label. Lorsqu’on le rencontre fin mars, le saxophoniste afro-américain qui a secoué le jazz et rajeuni son image veut parler de son nouveau disque mais n’en a pas encore fixé la date de sortie (le 22/06). Étant donné le succès critique et public de son triptyque The Epic, c’est peu de dire qu’Heaven and Earth est un album attendu. Rencontre avec un jeune sage passionné et concerné de 37 ans.

The Epic remonte à mai 2015. Quand as-tu décidé de te remettre au travail et d’enregistrer un nouvel album?

On a commencé à plancher sur ce disque en mai 2016. En plein milieu d’une tournée. Quand on a eu un petit break, je me suis senti obligé de le remplir avec une session d’enregistrement. J’ai eu du mal à convaincre tout le monde d’entrer en studio d’ailleurs. J’avais une bonne trentaine de chansons. À l’époque, on était dans une ville différente tous les jours. Dans un pays différent toutes les semaines. Ça offre une vision très intéressante du monde. Une idée de comment les gens pensent et vivent. Des attentes qu’ils nourrissent. Quand tu voyages de la Norvège au Mexique, tu te rends compte que tout le monde n’a pas la même idée de comment les choses sont censées se passer. On s’est demandé pourquoi il en allait ainsi. J’ai toujours cru que le monde était comme tu l’imaginais. En travaillant sur ce disque, j’ai voulu exprimer ma double personnalité.

Ta double personnalité?

Une partie de moi est très attachée au monde, consciente, concernée par ce qui se passe sur la planète, par ce qui arrive aux gens. La politique, l’Histoire… Je suis terre à terre. Mais j’ai aussi un côté dans l’espace, déconnecté. Dans mon propre monde, je regarde par la fenêtre. Je ne me soucie de rien. Je ne suis même pas ici. Tout ce que je te raconte là, je le ressens aussi musicalement parlant. Quand on s’est mis à enregistrer, j’ai réalisé qu’il y avait ce Earth et ce Heaven. Qu’il y avait deux faces, deux facettes à ma manière de voir la vie. Le monde que j’expérimente et le monde que j’imagine. La façon que j’ai d’imaginer affecte la façon que j’ai d’expérimenter. Et le monde dans lequel ton esprit vit vit dans ton esprit. Je ne réali-sais pas vraiment tout ça en écrivant les chansons. Mais quand j’ai entamé l’enregistrement, j’ai commencé à établir des connexions entre ces morceaux.

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Chaque chanson d’Earth a sa petite soeur sur Heaven?

Tout à fait. Earth commence avec Fists of Fury. Une référence à mon film préféré de Bruce Lee. Cette chanson et ce film incarnent pour moi l’idée que la vie est un éternel combat. Je suis toujours en train de lutter contre quelque chose. J’ai toujours un obstacle à surmonter. Constamment. Dès que tu en as fini avec un truc, c’en est un autre qui te tombe sur la tête. Mais j’ai réalisé que les arbres, les oiseaux et les fourmis rencontraient les mêmes problèmes. C’est la vie, le propre de l’existence. Et j’ai accepté cette réalité. La première chanson d’ Heaven, The Space Travelers Lullaby, a été écrite ici en Europe. Le bus de tournée s’était arrêté dans un endroit retiré de tout. Le ciel était dégagé et je pouvais voir toutes les étoiles. Il y en avait des milliers. Alors qu’à Los Angeles, tu en aperçois peut-être deux ou trois… J’avais soudainement l’impression de voir tout l’univers. Cette chanson a vraiment été inspirée par ce moment. Je me suis dit: un jour, on aura visité toutes ces planètes, vu tous ces endroits. Et j’ai réalisé que ces deux chansons étaient réellement connectées. Je perçois la vie comme une lutte sans fin parce que je vois l’univers comme un endroit au potentiel illimité. Je veux donc une lutte sans fin pour pouvoir l’utiliser. J’ai compris tout ça en enregistrant. Et j’ai voulu en faire le sujet de l’album. Earth vient de cette partie de moi ancrée dans le réel. De la vie telle que je la vis. Heaven est davantage le fruit de mon imagination. D’un côté la vie de mon corps, de l’autre celle de mon esprit. Ce n’est pas un chapitre puis un autre. Ce sont deux chapitres simultanés. Deux voyages qui se déroulent en même temps.

« Je ne dois pas faire ce qu’on me dit de faire. Je dois faire ce que je pense être juste. »

Le décalage entre ces deux mondes est-il selon toi plus grand qu’auparavant?

Je n’ai pas l’impression. Je pense que je suis cet écart. Qu’on est cet écart entre ce qu’on imagine et ce qu’on expérimente.

Sur Fists of Fury justement, tu tiens un discours révolutionnaire: « Our time as victim is over, we will no longer ask for justice. Instead we’ll take our retribution. » De quoi parles-tu?

Je vis dans un endroit où on réclame la justice depuis très longtemps et où on n’y a jamais eu droit. Je vois combien le monde est merdique. Combien il est sombre avec toute sa souffrance, sa douleur, ses meurtres. La question est: comment arrête-t-on tout ça? On essaie depuis des années de faire en sorte que nos leaders, le président, les membres du Parlement, fassent de ce monde ce que l’on veut qu’il soit. Ils n’ont jamais voulu. Si la masse, la majorité, pas juste les Afro-Américains, tout le monde, veut faire de cette planète un endroit qui évite la souffrance, elle doit le faire elle-même. Il faut arrêter de demander. Demander qu’on change nos lois. Demander qu’on améliore les choses. Parce que ces gens qui ont le pouvoir ne le veulent pas. Tu dois changer les règles. Comprendre que sinon elles ne te permettront jamais de gagner. Donc, tu dois arrêter de demander, tu dois prendre, tu dois faire. Je te parle d’expérience. Il y a quelques jours, un officier de police a encore tué un type sans raison. Et quoi? C’est ok parce qu’il est noir? Juste parce que tu as cru que son téléphone était un flingue? Tu as eu peur et donc tu l’as buté? Nous sommes tous les leaders ultimes de notre petite partie du monde. Tu détermines toi-même ce que ton propre univers va être. Tant de gens sur Terre n’utilisent pas ce pouvoir qu’ils ont de faire de leur monde un bel endroit. Ils le confient à quelqu’un d’autre. Et certains n’ont aucun problème à voir des hommes et femmes morfler si ça assure leur propre succès. Mais ils sont seulement capables de le faire parce qu’on leur en offre l’opportunité. Chacun doit reprendre en main les rênes de sa propre vie. Le chemin est long. C’est génial de voir ces gamins dans les écoles protester contre la vente libre d’armes. L’étape suivante, ce sera de ne pas demander mais de faire fermer les magasins. Tout le monde doit y aller. Se retrousser les manches. Même les vendeurs d’armes devraient pouvoir se dire: je n’en vendrai plus. Et les gens qui bossent à l’usine qui les fabrique, décider de changer de boulot. Le changement ne peut arriver qu’avec les masses. Je ne parle pas de violence. Je parle de faire ou de ne plus faire des choses pour en changer le cours. Souvent une personne décide mais un paquet d’autres exécutent et font que ça se passe vraiment. Il faut apprendre à dire non. Penser que les gens au pouvoir vont faire quoi que ce soit pour changer le monde d’une manière drastique est naïf. Tant que les masses ne réaliseront pas qu’elles ont le pouvoir, rien ne changera. Je ne dois pas faire ce qu’on me dit de faire. Je dois faire ce que je pense être juste. Alors tu verras de bien plus grands bouleversements dans la société qu’une modification de la loi.

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En quoi Trump a-t-il changé ton Amérique?

Selon moi, Trump n’est pas vraiment le problème. Trump est connu et dans les parages depuis très longtemps. Les gens savent de quel genre de mec il s’agit depuis des lustres. La réalité de ce qu’il est en tant que personne n’est pas une surprise du tout. Le problème, ce qui me brise vraiment le coeur, ce sont les dizaines de millions de personnes qui le soutiennent. Voilà ce qui me choque. Que Trump fasse ce qu’il fait? C’est exactement ce à quoi je m’attendais de lui. Ce qui est dingue, dérangeant, effrayant, c’est qu’il peut dire et commettre toutes les choses horribles qu’il souhaite en conservant autant de supporters. Que des gens soient d’accord avec ses gestes, ses dires et les projets qu’il a pour le monde. D’un autre côté, nous sommes environ 200 millions d’Américains opposés à sa politique. Nous devons utiliser notre pouvoir pour le contenir. On a une responsabilité vis-à-vis de nous et du reste du monde. Sous Obama, on pensait que tout allait bien, qu’on était sur la bonne voie. Mais la réalité, c’est que la vie est une lutte. Et qu’il faut continuer à utiliser notre énergie et notre pouvoir pour rendre le monde tel qu’on voudrait qu’il soit. Ça ne s’arrêtera jamais. Parce que si tu laisses aller, la minorité, les gens à l’esprit étriqué finissent par dicter ce qui va se passer à la majorité. C’est flippant et perturbant.

Tu déclarais faire de la musique pour créer l’empathie…

C’est sans doute l’un des moyens les plus efficaces d’y parvenir. Si tu aimes des musiciens, tu ressens une connexion avec ce qu’ils sont. Plein de fans de jazz qui n’avaient rien à voir avec les Afro-Américains se sont sentis concernés par ce qui arrivait à cette communauté, par ses luttes. La musique connecte les gens. Tu vas à un concert et bang, tu es dans une pièce avec 500 étrangers. Une chanson que tu adores arrive. Et tu te dis de ces spectateurs sur qui tu ne te retournerais pas dans la rue qu’ils sont tes meilleurs amis. Parce que comme toi ils aiment ce morceau. Ça réunit. C’est important.

Pour en revenir à la création de ton disque, ça s’est passé quand? Comment? Avec qui?

On a commencé l’album avant l’EP. Ce sont les mêmes musiciens que d’habitude. Des gens avec qui je bosse depuis longtemps. Je suis super heureux d’ailleurs de pouvoir jouer durant cette période de ma vie en compagnie de ces mecs avec qui j’ai grandi. On n’a pas utilisé le même studio par contre. On a enregistré au studio Electro-Vox. Puis la chorale et l’orchestre au Henson. C’était le studio de Charlie Chaplin. C’est là qu’enregistraient les Muppets. On a bossé dans une pièce où avait été immortalisé We are the World. C’est très joli. Un son incroyable. Sinon, Electro-Vox a tous les claviers analogiques que tu peux imaginer. Tous les micros des années 50, 60, 70… Un matériel de dingue qui m’a permis d’aller cherche la couleur qu’on voulait vraiment pour le disque.

Le renouveau du jazz passe aussi par Londres et Shabaka Hutchings. Vous vous connaissez bien?

Oui. C’est un musicien génial. J’étais à Londres la semaine dernière. J’ai assisté à deux de ses concerts. Des concerts de son projet Sons of Kemet. On a passé du temps ensemble. Il y a un son et une vibe à Londres pour le moment… C’est vraiment cool. Et Shabaka trône au centre de ce mouvement. C’était vraiment génial d’entendre ce qu’ils font là-bas. On n’a pas vraiment discuté de ce qu’on écoute mais on apprécie beaucoup les mêmes disques, je pense. Quand je le vois, je peux définitivement entendre Trane, Pharoah Sanders, Fela… Il s’intéresse à la musique de partout dans le monde, à différents types d’instrumentations. Il a son propre son, sa propre approche. Puis, il n’est pas seul. C’est une scène entière agitée par un tas de musiciens formidables.

Kamasi Washington – Heaven and Earth ***(*)

Kamasi Washington, une double personnalité entre ciel et terre

Distribué par Young Turks.

Le 09/08 au Jazz Middelheim (Anvers).

Ça commence de manière à la fois grandiloquente, groovy et céleste. Comme si Sun Ra avait composé la BO d’un film de la blaxploitation. Ou pas loin. Kamasi Washington s’attaque au thème d’un Bruce Lee. La Fureur de vaincre, Fist of Fury… Sur son nouvel album, le saxophoniste s’est mis en tête de confronter la réalité du quotidien au cosmique. Quelques rythmes latinos par-ci, un peu d’Afrique par-là… Le jazzman californien nous emmène dans le générique de Star Trek ( Connections), fait croire à la résurrection de Michael Jackson ( Testify) et flirte parfois avec le kitschounet (les solos de Can You Hear Him, l’autotune de Via Lua Vi Sol…)… Entouré par une ribambelle de musiciens dont le tromboniste Ryan Porter, le batteur Ronald Bruner et son frère Stephen (alias Thundercat) à la basse ou encore le pianiste Cameron Graves, Washington sait rendre son diptyque classieux et magique. Prenez vos dispositions, le voyage dure deux heures et demie…

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