Julien, François, Elvis et les autres

Lundi, c’est ravioli. Comme chaque semaine, Guillermo Guiz revient sur les temps forts de la nuit bruxelloise. Enfin, façon de parler. Night in, Night out, épisode 18.

Ça commence samedi. Par une pointe de jalousie. Pourquoi toujours Jérôme Naturel, le sosie d’Adam dans Adam et Eve sont de sortie à Bruxelles, il sait où elles sont les bonnes nuitées underground? Pourquoi toujours lui il savait qu’à l’église Gesù occupée, un collectif d’artistes avait mis sur pieds l’expo « Ainsi Squat Il » dans une soirée où, je l’apprendrai par la suite, « une dizaine de peintres, photographes, acrobates, chanteurs et musiciens allaient s’emparer de ce lieu si particulier pour une soirée ou se rencontraient les médias et la culture », dixit notamment le site Tsunamigraffiti.net. Ai vu les photos, ça avait l’air tout looké. Ça change, une église désacralisée prise d’assaut par les tripes et la créativité. Où sont les macs?

Jérôme In Naturalibus, je l’ai croisé samedi soir à l’inauguration, un soupçon plus peoplelisante, du Café de la Presse. A savoir le nouveau concept d’un François « Apéros urbains » Lafontaine manifestement toujours aussi décidé à se partager, avec Frédéric « Belga » Nicolay, l’ensemble uniformisé du paysage horeca bobo-arty de la ville. Celui qui, du Walvis au Bar du Matin, joue les stamcafés pour l’intelligentsia cool. Celui où l’on mange des quiches et des potages fantaisies, des tartines et des cupcakes. Sous de vieilles affiches et des photos parlantes. En écoutant Beirut et en feuilletant négligemment Der Spiegel. Pour les images.

Samedi donc, François Lafontaine enfantait, après le Café Modèle et les déclinaisons de The Coffee Company, un nouvel établissement décontracté, où certaines pièces de mobilier, susurrait-t-il dans le communiqué de presse, avaient été « chinées dans les puces de Berlin ». L’Allemagne, n’empêche, sacré retour en force, surtout à l’Est! De fait, niveau déco, 2% des chaises de l’ancienne administration bulgare, trente ans avant la Glasnost, avaient été réquisitionnées pour donner du cachet à l’établissement. Pas confortable pour un picaillon, mais diantrement authentique! Bah, j’ai le droit de charrier un peu: boudiné comme une saucisse sèche dans ma chemise spécial cocktail, j’ai à peine tapoté dans l’open bar. Et je suis sûr que j’irai manger un bagels (ils sont à tomber par terre au Café Modèle) à l’occasion au 493 de l’avenue Louise.

« Y’a des tonnes de trucs ce soir, t’as vu? », me crucifie donc Jérôme Naturel, tout de vêtements vêtant vêtu pour l’occasion, sur le coup de 23h. Faut dire qu’au Café de la Presse, les murs sont vitrés et le corps touffu de Jérôme, généralement dévoilé en full frontal quand il s’engage dans la nuit bruxelloise, aurait pu choquer la sensibilité en fourrure du tout proche square des Milliardaires. Jérôme avait noté plein de trucs samedi, et moi pas. Que des résidences, m’avait-il semblé, comme la semaine précédente. Bigre! Les lacunes de mes renseignements cloueront le cercueil de cette chronique. Si tu lis ces lignes et qu’à l’avenir, un plan incontournable te revient, ou sort de ton imagination, guillermoguiz-moi sur Facebook pour me filer le tuyau, que je puisse me la jouer dans le coup avec l’ami Naturel.

Au final, samedi soir, la facilité s’est emparée de mon blanc corps. J’irai où mes potes iront, farçait le Geluck de la drôle époque. Et mes potes s’en furent au Libertine, pour un classique, une porte fixement ouverte sur un amusement sûr et quelque intrigante découverte musicale. Comme les Finlandais de Villa Nah et leur son plus eighties tu meurs. Ou l’electro-Canadien Frivolous, en live lui aussi, juste après l’excellent warm-up du talentueux Daryl. Mais pas envie de m’appesantir huit plombes sur le LS: la semaine prochaine, le super-jouissif Matias Aguayo distillera le groove de sa house latino au K-Nal, et, sauf en cas de mort subite, je serai au premier rang pour son live.

Solution de facilité samedi donc. Aussi parce que j’étais tout chiffonné de la veille. Je ne mentionnerai que brièvement la fin tardive des haricots, au Wood (comme c’est original), et insisterai un peu davantage sur un type de sortie que je n’avais plus pratiqué depuis un paquet d’années: le karaoké. Carrément. Et pas n’importe quel karaoké. Le fond du karaoké. Le bout du chant amateur. Plus profond encore qu’un MGM, où des escouades d’ex-wannabe singueuses viennent exposer leurs organes protubérants à la face enfumée des perdus de recherche. Non. Vendredi, ma copine Julie H, l’une des plus jolies plumes de nos confrères et néanmoins confrères du journal Le Soir, avait élu le cultissime 102 pour souffler ses bougies: dedans, une dizaine de journalistes, la quarantaine en moyenne, pataugent dans une marée d’enfants. Première image.

Me rappelais plus moi, que le 102, planté à un lance-pierres de l’ULB, s’était transformé en garderie. Les dernières fois où j’avais échoué là-bas, et j’ai soigneusement choisi mon participe passé, c’était au milieu d’une faune absolument douteuse, glauque, incertaine et changeante, venue comme moi siphonner dans l’alcool cheap des soirées redoutables. Je me souvenais des têtes de travers, des âmes en perdition, des éructations de fin de nuit, mais pas des adolescents dopés à la mousse, groupés en bans, criant leur vie sur Aline de Christophe remixé sur le beat fermier de Summer Jam. Héroïque.

De surcroît, loin d’être inoffensive, la meute djeunz montre les canines d’entrée de jeu. Je rentre, trois petites meufs, vingt ans tout mouillés, et directement l’artillerie lourde: « T’as pas envie de me payer un verre? Il est bien foutu lui hein. Donne-moi ta main, on doit vérifier un truc. » Et avant même d’avoir l’occasion d’imaginer le pourquoi de la manoeuvre, le mignon trio extrapole déjà, en évaluant la longueur de mes doigts, la force de mon intimité. Gloussements. OMG, comme écrivent les kids et sur les écrans plats où défilent les clips karaoké, sommet mondial de l’humour involontaire, j’apprends que le parolier des Spice Girls avait un coeur gros comme ça. En fait, grâce au 102, je le sais: « Si tu veux être mon amoureux, tu dois t’entendre avec mes amies/ Et le faire durer pour l’éternité, l’amitié ne finit jamais/ Si tu veux être mon amoureux, tu vas devoir donner/ Prendre est trop facile, mais c’est comme ça que ça marche. » Traduction approximative.

Cela dit, il reste quand même une part d’ombre illuminée, un mystère diaphane: quand le chevrotin Julien Clerc moutonne Ma Préférence, toute l’humidité embrumée de la salle se lève (pour ceux qui étaient assis), s’agrippe par les épaules et entonne, dans une communion qui fait très sincèrement chaud au coeur, les mots du lover à crollettes. Un peu émouvant de voir que, générations après générations, les grandes bravoures du patrimoine populaire se transmettent par je ne sais quel canal. Émouvant aussi de… Non, pas émouvant, parce qu’après Ma Préférence, la salle s’enflamme sur Cotton Eyed Joe de Redneck, chanson con mais créée au second degré, qui prend furieusement des airs d’hymne fédérateur du côté l’avenue Buyl. Le pire dans les karaokés, c’est la musique entre les gens qui chantent.

Parce qu’au fond, quand ce ket à casquette et pull à damiers, look de caillera seconde main, se met à chanter l’épuisant Ça Marche, de Christophe Maé (quelle heureuse décision de ne plus écouter la radio), je me dis que tout devient possible. Que les karaokés réserveront toujours, imperturbablement, de grands moments, surtout au 102, forcément au 102, même si ce chantre d’une plouquitude attachante s’est mué en antichambre du Fiesta Club. De toute façon, vendredi, c’était un soir tout old-school, avant la Wood-fontaine de rebranchitude: extirpés du 102, on s’est incrustouillé dans une autre soirée d’annif, à la buvette de l’Union Saint-Gilloise! Là, sous les gradins lépreux d’un Stade Mariën en décomposition, un DJ en cravate façonnait une play-list soul-rock assez inspirée, avec le Bra de Cymande et les Clash, dans une salle parsemée de plaques commémoratives à la mémoire des grandes gloires, du club et du comptoir, et en sortant, après quelques vodkas bon marché en gobelets, je trouve, sur un tableau peint à l’arrache, le plus beau des mots de la fin: « Elvis toujours avec nous. » Rideau.

Guillermo Guiz

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