Serge Coosemans

Je sors ce soir, une fois (version belge)

Serge Coosemans Chroniqueur

Bruxelles avait des airs de ville fantôme ce samedi soir et notre chroniqueur y a zoné avec seulement deux euros en poche. L’occasion de causer de Guillaume Dustan, de phlébites et de bars où la soufflerie de la cuisine va plus fort que la musique. Sortie de route, S02E20.

Dans Je sors ce soir, son roman de 1997, Guillaume Dustan entend « rendre justice au monde de la nuit » en résumant 7 heures de clubbing sur une centaine de pages et en décrivant le plus sincèrement possible ce qui se passe réellement lors d’une virée nocturne en solo: le mec mange, va aux toilettes, boit, parle avec des gens, danse, se drogue, n’a pas très envie de baiser, rentre chez lui et dort. À côté de ces banalités, Dustan aborde aussi dans le livre un élément que peu d’autres, à ma connaissance, ont évoqué dans le cadre d’un bouquin sur la nuit. Le manque d’argent. Bien sûr, un million de beatniks ont écrit des pages, des pages et même des rouleaux sur les bitures à l’arrache mais personne n’a jamais relaté la banalité de sortir la nuit sans beaucoup de picaillon. Il y a ce cliché qui veut que la night, c’est la flambe, mais on sait tous qu’en réalité, il y a beaucoup plus de noctambules qui calculent comment faire durer 20 euros de 22 à 6 heures du mat que de rois du pétrole qui achètent la cocaïne par 5 grammes et terminent leur bamboche avec des additions à minimum 4 chiffres. Manquer de thune en sortie, cela n’a rien de transgressif comme chez Bukowski ou Kerouac, c’est une routine en soi. Est-ce que je bois deux bières ou une vodka? Comment je m’habille, histoire d’éviter de payer le vestiaire? Est-ce les portiers me laissent revenir si je sors uriner au café d’à côté? Cela peut paraître sinistre mais c’est juste une façon de vivre la nuit qu’ont beaucoup de jeunes, d’étudiants, de types entre deux jobs, de précaires, de crevards, bref, en temps de crise, d’un sacré paquet de la population.

Plantons le topo de ce samedi soir, à la Dustan ou presque: plus qu’une gueule de bois, un tronche en forme de jungle primitive. J’ai dormi tout habillé, je suis encore assez ivre, bizarrement affamé. A 23 heures, un ami passe des disques chez Mr Wong. Je suis sur la guest-list, d’autres potes passeront. Je crois me sentir plutôt en forme, la grosse envie de remettre ça après une nuit de bamboche improvisée à la suite d’un repas entre amis. Sans trop réfléchir, je fonce à la recherche d’un gros steak et de vin pour maintenir un peu l’ivresse sous peine de totalement sombrer. Drame de week-end de début de mois: je n’ai pas encore été payé, m’annonce le terminal bancaire. Ce n’est pas très grave, me dis-je, je peux toujours demander un ou deux billets à prêter à mes camarades qui seront plus tard à cette soirée chez Wong. En attendant, alors que je n’ai que 10 euros en poche, je me rabats sur le repas du parfait crevard, un truc vaguement méditerranéen qui goûte le kangourou à l’oignon servi avec des frites aussi immondes que la peinture murale du snack. On m’a forcé à m’asseoir juste en-dessous d’un baffle qui bastonne à toute blinde de la dance commerciale grecque. Je ne m’entends même pas mastiquer. Le moment de torture payé, il ne me reste que 2 euros et des rawettes. C’est alors que je me rends qu’il n’est qu’à peine 20 heures et que j’ai devant moi 3 heures à tuer. Habitué à claquer à la jeanfoutre ou dorloté à crédit, je ne connais même pas le prix d’une bière à faire traîner dans un bistrot. Ni celui d’une paille pour piquer dans les cocktails des autres quand ils tournent la tête. Imaginez qu’on me dise 2,80 alors que je n’ai que 2,70. De nos jours, on finit dans une cave à la Pulp Fiction pour moins que ça.

Je décide de marcher en faisant confiance à ma bonne étoile de pochetron mais c’est l’un de ces soirs pourris où Bruxelles a l’air aussi animée que Namur. Je pousse jusqu’aux Brigitinnes, où des amis ont annoncé aller sur Facebook. Une sorte de vernissage. Entrée: 2 euros. Sur le perron, une vraie connasse en fourrure de vieux mur parle très haut de sa journée de tournage « trop grave » et cela suffit à me faire tourner les talons. Je fais 4 ou 5 fois le tour de St-Géry. Personne. Je tombe sur un DJ qui se dirige vers le bar où il mixe ce soir. Je décide de l’accompagner, histoire de tuer le temps. Le barman me prend pour son porte-serviette et me tape une bière entre les mains. Je manque de la vomir et je me rends compte que je suis beaucoup plus vaseux que je ne le pensais. Les conditions du mix sont affreuses dans ce bar: on entend plus la soufflerie de la cuisine que la musique. Une telle sono en guano, c’est proprement scandaleux, mais tout le monde s’en fout, il n’y a d’ailleurs quasi personne. Je décide que c’est l’heure d’aller voir chez Wong. Là aussi, il y a moins de 15 personnes en salle, dont mon ex la plus rancunière, ce qui instaure un mini blizzard supplémentaire dans une salle déjà bien pourvue en courants d’air. Je m’imagine tenter de rompre la glace, qu’elle m’offre un verre, que je m’en aille le vomir aux toilettes et que je revienne lui demander de me filer 5 euros pour apaiser la dame de cour. Voilà qui entretiendrait parfaitement ma réputation de muffle, qui atteint d’ailleurs en ce moment des sommets anapurnéens. Dans le même ordre d’idées, je tombe instantanément amoureux de la responsable de salle mais peut-on raisonnablement déclarer sa flamme éternelle à une responsable de salle quand on n’a absolument pas une rondelle d’euro en poche et que la femme qui a vu le muffle est dans la salle, avec ses gros dossiers derrière les oreilles? La musique que passe mon ami Jésus (le boss de la boutique Mapp) est vraiment terrible mais rien qu’à bouger le pied, j’ai un genre de phlébite qui monte dans la jambe et qui me rappelle que la quarantaine passée, faire le kéké deux soirs d’affilée n’est pas une si bonne idée que ça. Finalement, contrairement à Guillaume Dustan, je ne pense même plus à comment réussir ma nuit sans un rond. J’entends trop l’appel de la couette. Je décide de rentrer. À pied. Avec l’idée de donner ma pièce de 2 balles au premier clochard venu. Mais Bruxelles est tellement morte ce samedi soir que de la Bourse à Ixelles, les seules personnes que je croise sont 4 abrutis ivres morts à la sortie des Magritte, le costard de travers et un prix entre les mains. Vu que mes impôts ont déjà payé leurs salaires d’apparatchiks de la culture molle via les subsides du ministère, il est hors de question que je leur donne un rond supplémentaire. J’échange plutôt mon écu contre une grande bouteille d’eau à bulles dans un night-shop et back into my plumes, juste avant de sombrer, je me dis que cela fait bien dix ans que je n’ai pas vécu une nuit aussi nulle. Dans le bouquin, celle de Dustan n’était pas terrible non plus, d’ailleurs.

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