Isha, poète des grands boulevards

On a souvent tendance à dire que le rap actuel se complaît dans le fun et la déconne. Cette dimension, Isha ne l'évacue pas, mais il la complète avec sa "poésie des grands boulevards". © KAYACAN
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Et si le ticket rap belge de 2018, c’était lui? Désormais signé en France, Isha a la rime aussi crue que poétique, fulgurante et authentique. Portrait.

Juste avant, il a envoyé un message pour reculer l’interview d’une demi-heure. « Une course importante à faire ». Quarante-cinq minutes plus tard, Isha remonte de Rogier, les bras chargés de sacs de boutiques de fringues. En plein mois de mai, certains vont voir débarquer le Père Noël, en baskets et lunettes noires. Cela n’a pas toujours été comme ça…

Certes, ce n’est pas encore le grand luxe, ni l’assurance d’une voie royale, mais cette fois, les signaux se multiplient: après des années de galère, la route semble enfin se dégager pour Isha. Il a une expression pour cela: « la vie augmente« . Non pas son coût, mais bien son épaisseur, sa densité. Mieux: sa saveur. Ce détournement de la plainte de la ménagère, il l’a piqué d’une réplique de La vie est belle, film congolais culte avec Papa Wemba, coréalisé par son oncle Mwezé Ngangura. En outre, La vie augmente est aussi le titre de son projet sorti l’an dernier, ainsi que de son deuxième volume paru en mars. Deux disques qui ont signé son grand retour. Ou plutôt sa renaissance.

De la vague des rappeurs belges montés au créneau depuis trois ans, Isha, 31 ans, est en effet un peu « le vétéran ». Il a expérimenté le hip-hop belge quand Bruxelles n’était pas encore le « Toronto » du rap francophone. À l’époque, il se faisait appeler Psmaker et la scène locale concernait « peut-être 500 personnes, toujours les mêmes poignées de mains, aux mêmes endroits ». Il aurait pu y rester calé. Au lieu de ça, il a réussi à monter dans le train sans se trahir. En conservant le respect des « anciens » et l’admiration de la nouvelle génération…

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Système B

Isha Pili Pili naît en 1986, du côté de Woluwe-Saint-Lambert, cadet d’une fratrie de cinq enfants. Les parents viennent de Bukavu, RDC. Ils débarquent en Europe au milieu des années 70, pour les études. À leurs enfants, ils prennent soin de donner un prénom africain, tout en les sommant de s’intégrer – « À la maison, ma mère a toujours mis un point d’honneur à servir autant du pundu que des spaghettis (rires) . » Le père est historien et théologien, spécialisé dans l’étude des systèmes coloniaux – « Mon frère, qui a fait l’Histoire à l’université, m’a expliqué que certains de ses livres étaient repris dans les références qu’il recevait au cours. »

Isha est encore gamin quand ses parents se séparent. Il ne voit alors plus son père que de manière épisodique, jusqu’à son décès en 2005. Aujourd’hui, la blessure, encore à vif, est exorcisée dans un morceau comme Mp2m, l’un des titres les plus forts de LVA 2. Refrain quasi pop aussi simple que touchant – « Mon papa me manque »-, entre deux images violentes – « Je vois des soldats qui jouent au football/avec la tête de l’ennemi »: le double effet Isha. « Quand je me lance dans ce genre de morceau à thème, je me demande toujours comment à la fois réussir à traduire mes émotions et me différencier. Je voulais revenir sur l’idée que les études vont toujours te permettre de t’en sortir. Or, j’ai vu mourir mon père dans la précarité, avec tous ses diplômes. Ça a déclenché une espèce de rage en moi, qui peut s’apparenter à une lutte. Un combat contre toutes ces barrières qui ont été érigées pour que tu restes surtout bien à ta place. Mp2M, c’est donc un hommage, mais aussi une volonté de continuer le combat. »

L’arme? Le rap, dans lequel Isha tombe ado. Le moteur? « L’ennui. » L’ambition? « Franchement, on n’attendait pas grand-chose. On voulait juste sortir des CD, se retrouver dans les bacs, à côté de nos idoles, peu importe combien on en vendait. » À l’époque, une carrière dans le rap n’est de toute façon pas une option, plutôt un fantasme qui aide à passer le temps et traverser la galère . « La débrouille à la bruxelloise », résume encore Stan, pote depuis quinze ans, devenu aujourd’hui manager, relation presse, backeur sur scène, troisième oreille en studio. Il raconte leur rencontre: « Ado, j’allais à l’ARA à Auderghem. Isha à Val Duchesse, un peu plus loin. On se retrouvait sur le pont, au-dessus de l’avenue. À l’époque, le rap n’était pas à la mode. On n’était pas très nombreux. Du coup, dès que vous tombiez sur quelqu’un qui était aussi dedans, ça créait instantanément des liens. » Ça, et puis les moments d’errance et de désoeuvrement, à « bouffer du riz sauce rien et à boire dans la même bouteille d’eau-grenadine (rires) « . Isha complète: « Aujourd’hui, on mange. Mais on a passé des nuits blanches à se demander comment on allait s’en sortir. Pas forcément avec la musique d’ailleurs. On a fait des conneries, de l’argent sale. On n’était pas fiers. À un moment, on s’est dit qu’on ne pouvait plus fonctionner comme ça. »

Isha, poète des grands boulevards
© KAYACAN

En 2008, Isha sort un premier album Vas-y chante. Un an plus tard, on le retrouve au générique du BX Vibes, hymne pré- Bruxelles Vie, drivé par Scylla. Puis? Plus grand-chose, sinon une série de projets avortés. Entre-temps, le pote Stan s’est barré au Québec – « J’avais besoin de changer d’air, je pensais partir pendant trois mois, je suis resté trois ans. » Lassé, Isha file, lui, vers la France. « À un moment, le décalage entre l’énergie que tu mets à concrétiser les choses et le résultat final devient trop important. » Fin du premier chapitre.

À fleur de bitume

Le second s’écrit sous le nom d’Isha. Plus besoin de pseudo. Sur la pochette de La vie augmente, le rappeur affiche ses dents du bonheur. En gros plan, la grimace est toutefois encore angoissante. Pour le deuxième volume, le même rictus est passé au rayon X. Comme si Isha avait décidé de laisser tomber les derniers artifices et de se mettre encore davantage à nu. « Un mélange de sourire et de tristesse », résume-t-il, n’évitant pas ses zones d’ombres. Des noeuds et des démons intérieurs que l’on devine encore nombreux -qu’il glisse un mot sur son rôle de père, qu’il avoue avoir longtemps négligé, ou évoque ses anciennes dépendances: « Alcoolique, j’ai trouvé la force de jeter ma canette de bière » (Domamamaï). « Aujourd’hui, parce qu’ils se rendent compte que je m’en suis sorti, que ça commence à marcher, je vois des proches me regarder avec des étoiles dans les yeux. Ça a tendance à me mettre mal à l’aise. Qu’est ce qu’ils vont dire si je dérape à nouveau?… Parce que, dans le fond, je suis toujours le même. »

Il n’y aurait donc pas de différence entre Isha et Psmaker? Stan: « Disons qu’Isha est plus réfléchi, plus posé, il a acquis une forme de maturité. » Ingé son, producteur du rappeur, Mike Toch le connaît aussi depuis quasi 20 ans: « Psmaker était un ado, un gamin mal dans sa peau. Isha est plus serein, il a trouvé une certaine paix en acceptant qui il était. » Entre deux engueulades, les deux ont toujours gardé contact. « Un jour, il m’a fait écouter le morceau 3h37 . Ce n’est pourtant pas son titre le plus fort, mais il montrait qu’il sortait de sa zone de confort. Il arrivait avec une nouvelle approche, un champ lexical et une manière bien à lui de poser des situations. »

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Pour LVA 1, Mike Toch met Isha en relation avec Veence Hanao, qui lui produit deux titres (La vie augmente et Colette). « Pour moi, Veence Hanao est le plus grand auteur de sa génération. Du coup, quand je l’entends dire que les textes d’Isha réussissent à le bouleverser, je me dis que je ne suis pas fou. » L’avis n’est pas forcément objectif? On a demandé celui de Scylla. « Je suis fan », explique le pilier du rap bruxellois, au point d’ailleurs d’avoir invité Isha à ses côtés lors de son concert parisien, à la Cigale, en février dernier. « Ce qui me fascine chez lui, c’est son caractère imprévisible. Dans un même texte, il peut passer d’un sujet à un autre, sans prévenir, en traçant des liens dont lui seul est capable. Puis, il amène toujours une certaine profondeur. Même sur des sons qui peuvent paraître plus légers, comme Rien , il amène du fond. »

En l’occurrence, il est question d’errance et de désoeuvrement, de glande et de galériens. Sur un air dancehall, c’est la « sère-mi qui part en balade ». On a souvent tendance à dire que le rap actuel se complaît dans le fun et la déconne. Cette dimension, Isha ne l’évacue pas, mais il la complète avec sa « poésie des grands boulevards ». Des seize mesures à fleur de bitume qui racontent le quotidien des déclassés. Isha le connaît bien. Ne serait-ce que parce que, pendant six ans, il a travaillé au Samusocial, à Bruxelles. « Je me suis présenté un jour à 16 heures, j’ai commencé le soir-même, en plein pendant le dispositif d’hiver. Je me vois encore à attendre dans les couloirs que les portes s’ouvrent, apercevoir à travers les grilles les mecs dehors, dans le froid, sous la neige, à se demander s’ils auront une place. Ça m’a bouleversé. »

Dans La Maladie mangeuse de chair, Isha observe la vie de la cité, jauge la marmite en ébullition, le racisme à peine voilé, et se fait fataliste: « Je sais qu’on ne résoudra jamais nos problèmes. » Vraiment? « Ce que je vois, ce sont des communautés en train de se refermer sur elles-mêmes. Bruxelles est une ville cosmopolite mais qui ne connaît pas vraiment de mixité. Chacun est dans son coin, tout le monde se regarde, se juge. Forcément, un jour, ça va péter… Personne n’aime marcher sur des cendres. Mais à force, certains vont finir par se dire qu’il faut peut-être mettre le feu pour réussir à se faire entendre. »

La belle vie

Isha, poète des grands boulevards

Entre tourments personnels et chronique urbaine, la vie, pourtant, augmente, assure Isha. Aujourd’hui, c’est en tout cas sa principale ambition. En commençant par élargir sa propre palette, bien décidé à ne pas se laisser enfermer dans des codes. Dans L’Augmentation, il explique: « Je connais mes frères et leurs raccourcis/Quand t’as l’esprit ouvert, ils vont te traiter de bounty » (Noir à l’extérieur, blanc à l’intérieur, NDLR). « On s’enferme trop facilement dans des schémas. Personnellement, toutes ces barrières culturelles m’ont toujours fait chier. Les gens restent enchaînés à des codes, dont ils ont peur de sortir. Et ils ne sont pas heureux. » Mike Toch: « Isha est quelqu’un de riche et complexe. Vous pouvez le voir à Matongé, en train de discuter le coup avec des petits dealers de shit, et le lendemain le retrouver dans une soirée de bourges à Uccle. » Sur Domamamaï, Isha raconte: « Embarquement sur Apollo 13/Direction: la bobosphère. » « Parfois, je propose à des potes de m’accompagner à telle soirée, ils refusent, en me disant « non, je ne mets pas les pieds là-bas ». Mais gros, tu préfères rester assis sur ton banc, à tapisser le trottoir avec tes pipas, plutôt que de venir avec moi voir autre chose? »

À sa manière, La vie augmente 2 est ainsi plus ouvert que jamais, sans rien perdre pour autant de son authenticité. À la fois cru et poétique, Isha avoue par exemple avoir revu (un peu) sa manière de parler de la gente féminine dans ses textes, notamment depuis le mouvement #metoo – « Les petits machos comme moi, on écoute, on apprend. » Sans que cela n’empêche des morceaux comme Tosma, fulgurance irrésistible et premier vrai tube pour Isha. À ce propos, bonne nouvelle: LVA2 en a encore d’autres, comme Rien ou Mp2m, tous les deux bientôt clippés.

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Ce n’est pas tout. Le Bruxellois vient également de signer en France avec Parlophone, filiale de la major Warner. « L’objectif est de sortir le troisième volet de La vie augmente d’ici novembre, avant de s’attaquer à un véritable premier album… » L’époque des mixtapes, lancées comme des bouteilles à la mer, semble bien loin. Pour autant, Isha continue de malaxer le doute. Dans Au grand jamais, il glisse: « Malgré ça, j’ai peur de la belle vie. » Il sourit: « On a tous peur du changement. Comme quand vous restez avec une personne dont vous savez très bien qu’elle ne vous correspond pas. Ça, et puis le fait de ne pas avoir forcément une très haute estime de vous-même. Vous en arrivez à penser que certaines choses ne sont pas pour vous. Pire: vous mettez en place des mécanismes pour éviter que ça arrive, pour tout faire foirer. Personnellement, j’ai longtemps fui le calme, parce que je ne savais pas vraiment ce que c’était. Aujourd’hui, je commence à y prendre goût… »

Isha, La vie augmente 2, distr. Zone 51/A.R.E. Music/Universal.

En concert le 23/06 à Fire Is Gold, et le 12/07 au Dour festival.

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