Festival d’Avignon en « expérience-limite »

Bertrand Cantat chante Sophocle, Macaigne gueule « Hamlet », la Schaubühne filme Strinberg, Castellucci diffuse une odeur de merde en écho au regard du Christ (!), Cassiers croise Jeanne d’Arc et Gilles de Rais, Violet pousse la transe… Avignon est un périple. C’est pour ça qu’on y va.

Avignon froid. Le soleil est niqué par le vent, faut donc véritablement s’armer pour les 7h d’une tragédie grecque dans la Carrière de Boulbon, de 21h30 à 4h30! C’est que Wajdi Mouawad, que l’on connait par la pièce et le film Incendies – présente le premier volet d’un vaste projet: monter tout Sophocle à travers une trilogie en 3 cycles: Les Femmes, Les Héros et Les Mourants. Objectif: « Montrer l’aveuglement de l’homme sur lequel s’abat la tragédie », la chute et le désastre.

One trip/one noise

L’aventure commence, cette année, par Les Femmes, un spectacle-fleuve qui enchaine trois pièces: Les Trachiniennes, Antigone et Electre. Mais l’évènement est ailleurs: Bertrand Cantat compose la musique et chante le choeur antique. Ici, on a juste la voix, Cantat est physiquement absent suite au coup de colère de Jean-Louis Trintignant.

Hélas, trois fois hélas. Wajdi s’est planté. Les Femmes tiennent le spectateur en éveil par la voix de Cantat et 3 musiciens « live », batterie et guitares. Le reste est ultra-platitude: un jeu artificiel, une théâtralité empruntée, des comédiens poussifs, un texte réécrit « à l’ancienne » et surtout (mal) déclamé, une scénographie laborieuse, une mise en scène académique, des scènes kitch, lassantes, etc. etc. Le cocktail assomme le spectateur qui semble subir la chose, accroché au bazar par le Choeur en rock de Cantat. Un oratorio aurait été bienvenu. Toutefois, le spectacle peut évoluer qui dans certaines villes a touché son public. A Avignon, beaucoup ont été surpris par ce « bide » de Mouawad dans lequel – fait rare – un inédit est à saisir. Au Manège.Mons puis au Théâtre Royal de Namur, en janvier 2012, avec Bertrand Cantat sur scène.

L’agité du bocal

Dans le genre « Les écorchés vifs, on en a des sévices », on a eu notre dose (4h), Vincent Macaigne et son théâtre physique. Un spectacle rageur qui n’a malheureusement pas l’à-propos d’un Rodrigo Garcia ou d’un Armel Roussel. La fureur de son Hamlet, version « highlight et juvénile, devenu Au moins j’aurai laissé un beau cadavre semble s’étouffer dans une esthétique clash et une société du spectacle qui démarre par une chauffe de la salle, attirant les spectateurs sur scène. Cahin-caha, Hamlet avance ensuite dans l’hémoglobine, une fosse à purin, un château gonflable, des canons de serpentins, un roi déguisé en banane, le tout dans un royaume qui gueule en continu, une hystérie facile, des passages dans les gradins, des commentaires sur le théâtre en en p’tit branlette… Si ça peut soulager Macaigne. L’artiste veut « interroger l’espace scénique à travers la notion de survie ». Le public est séduit, embarqué dans la sarabande déjantée où Ophélie chante Ti amo ti à Hamlet. Certains, parmi les jeunes, se cassent. C’est rassurant. MAIS, une sincérité de l’artiste écorché se dégage qui donne envie de suivre ce Macaigne in-tranquille, malgré son Hamlet, noyé dans le spectaculaire qui n’a donc pas pissé loin.

Le Divin et le trivial

Dans le genre trivial, on peut être lumineux comme nous le prouve le metteur en scène italien, Roméo Castellucci avec Sur le concept du visage du fils de Dieu. Dans un appartement moderne, où un visage du Christ (Salvator Mundi d’Antonello da Messina), nous regarde constamment, un fils, costard cravate, doit partir au boulot alors que son vieux père fait une crise de dysenterie. A peine, re-langé et nettoyé, le vieux remet ça. Scène naturaliste à l’extrême d’un vieillard qu’on lange, d’une odeur qui envahit la salle. Les rires sont arrêtés net. Chacun imagine un parent, un ami, soi-même. Et ce Christ qui regarde, ou qu’on regarde, sur lequel des enfants vont débarquer et dégoupiller une tapée de « grenades sonores ». Très fort. La pièce bascule ainsi de la scatologie à l’eschatologie, souhaitée par l’artiste. Le Sauveur survit aux grenades mais finira pas se désintégrer de l’intérieur, par une coulée (graphique). La toile se déchire enfin, laissant place à un lumineux message final: You are (not) my shepherd. Tout est dit de la vacuité humaine dans ce choc « caca-Jésus », minimal et éloquent. « Ecce homo saisi au moment de sa fragilité, explique Castellucci, cette pièce est à la fois l’expérience d’une profonde humiliation, celle du père et celle d’une profonde manifestation d’amour, celle du fils, qui vient illuminer la situation, telle une lumière divine. C’est au spectateur de répondre à l’énigme qui lui est ainsi posée. » A voir au Singel à Anvers en février 2012.

Théâtre multimedia

Enfin, le théâtre contemporain utilise son époque multimédia et offre de bonnes surprises. Produit par la Schaubühne de Berlin, le duo britannique, Katie Mitchell et Léo Warner a déroulé Kristin, une étonnante adaptation « cinématographique » de Mlle Julie d’Auguste Strinberg dans un « laboratoire-studio » avec caméras, doublure et faux intérieur. On passe constamment de l’écran où aboutit le drame à l’équipe technique qui fabrique le son, enregistre le texte, projette l’image, tente des effets, dessine des tensions, des gestes, des gros plans. Un procédé impressionnant d’autant que le spectacle, délicat, nous plonge dans une atmosphère entre Bergman et Hanneke.

Autre spectacle multimédia, en Cour d’Honneur, Bloed & Rozen, Het Lied van Jeanne en Gilles de Tom Lanoye, mis en scène par Guy Cassiers. Des comédiens à l’avant scène, un grand écran en « vitrail » à l’arrière, sur les ruines de la Cour où sont projetés les personnages en gros plan sur fond d’images (de cet ancien Palais des papes). Un travail sobre et cohérent en 2 actes et deux histoires qui s’enchainent, celle de Jeanne d’Arc puis celle de Gilles de Rais. Gloire et chute, le bien et le mal, le pouvoir et l’Église et les procès de Jeanne et Gilles. « Sang er roses ». Un texte flirtant avec la fiction, porté par d’excellents comédiens sonorisés qui, comme toujours chez Guy Cassiers, jouent d’une voix qui balade le spectacle du dialogue intime au débat public, parvenant à dépasser (pour la plupart des spectateurs) l’apparente austérité de Bloed & Rozen. A voir, dès 2012, à Hasselt, Louvain, Bruxelles, Bruges, Anvers.

Violet en transe

Enfin à Avignon, on nous a filé des boules Quiès pour Violet, chorégraphie abstraite de l’américaine Meg Stuart, installée à Bruxelles (Violet est en septembre au Kaaitheater). Une scène laquée, blanche sur fond noir. Dans le coin, un musicien, sa batterie, son ordi. Face à nous, en fond de scène, cinq danseurs alignés, ordinaires. Le son vient alors, en lenteur et longueur comme le geste qui suit le rythme de plus en plus compulsif. Ca décolle méchamment, endiablé à l’électro-rock et chorégraphie basique. On entre ou pas dans cette traversée « assourdissante » où la danse atteint presque la transe de la musique qui finira par les ramener à la lenteur de leurs gestes mécaniques. Le public pousse un grand « ouf ». Nous, on a accroché à la note et au mouvement. La musique y est le maître de cérémonie poussant la chorégraphie dans la performance. Pour la petite histoire, il paraît qu’une spectatrice, prise par le truc, a débarqué sur scène, plus vraie que nature à côté des danseurs mais gentiment renvoyée de la scène… Avignon reste un périple. C’est pour ça qu’on y va.

Nurten Aka

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