Serge Coosemans

Femmes DJ: des bonbons, des pionnières, Régine, une Russe à poil et Satan

Serge Coosemans Chroniqueur

Détestation de la culture pop et de Madonna, hommage aux femmes DJ des années 50 à 90, affaire Nina Kraviz de l’an dernier, « poses orgasmiques », « bonbons à lécher », dogmes techno/house et sexisme… C’est que Serge Coosemans nous balancerait du concept à la pelle, à l’occasion de cette Sortie de route, S04E11.

« En égrainant la liste non exhaustive des accroches putassières qui font passer les femmes DJ pour des bonbons décérébrés tout juste bons à lécher, on se dit qu’il y a encore des progrès à faire en matière d’égalité », écrit la blogueuse Juliette Debruxelles sur Hello Play, une nouvelle plateforme belge consacrée aux musiques électroniques. « Dans les fameux « Top 10 des Djettes les plus sexys » postés, recyclés, remâchés et repostés sur le web au fil des années, rien que des filles aux pseudos de bombes du porno. Juicy M, Havana Brown, DJ Sexation… Des artistes aux poses orgasmiques dont on oublie le son au profit de la taille de leurs nichons… », continue-t-elle, avant de citer Jean-Yves Leloup, journaliste spécialisé, qui aurait de son côté avancé qu’en lisant la presse musicale, on pourrait « croire qu’avant la fin des années 90 et la décennie 2000, aucune pionnière, aucune aventurière, n’a précédé les désormais respectées Björk, Ellen Allien, AGF, Andrea Parker, Mira Calix, Miss Kittin ou Chloé ». Ce qui est bien sûr totalement faux.

Dans Last Night a DJ Saved My Life, Frank Broughton et Bill Brewster rappellent que lorsque se développe le deejaying moderne, à la fin des années 60, c’est surtout dans la communauté gay et dans un esprit de caste. Apprendre les rudiments du mix passait pour « une initiation d’ordre quasi maçonnique », de « maître à apprenti ». Les DJs de l’époque formaient certes une clique assez fermée, plutôt masculine, mais les femmes n’en étaient toutefois pas exclues. À vrai dire, en 1953, au Whiskey à Gogo de Paris, dans l’une des premières discothèques de l’histoire donc, c’est une femme, Régine, qui passe les disques, sans se douter que cette activité deviendrait un jour un métier plutôt glamour. Broughton et Brewster citent quelques autres DJ féminins, actives dès les années 60: Sharon White, Susan Moribito, Jane Brinton et, surtout, plus tard, Anita Sarko, qui officia aux platines de la Dancetaria et du Mudd Club, deux fameuses boîtes punk new-yorkaises. On peut en rajouter beaucoup d’autres à la liste: Lisa Loud, Nancy Noise, Sister Bliss, Rachel Auburn, Lisa Lashes, Anne Savage, Kemistry & Storm, DJ MoneyPenny, Terri Bristol, Psychobitch, Donna Dee, DJ Touch, DJ Dazy, Louisahhh, Sex Toy, Ellen Allien, Anja Schneider, Elisa Do Brasil, Monika Dietl, Monika Kruse, Trish, Chloé, Jennifer Cardini, Magda, Maya Jane Coles, Dinky… J’omets volontairement de la liste Paris Hilton, qui n’est ni DJ, quoi qu’on en pense sur NRJ, ni femme, puisque c’est tout simplement Satan.

On me dira que toutes ces femmes, certaines pourtant très talentueuses, n’ont pas et n’auront sans doute jamais le degré de reconnaissance doublé du même nombre de zéros sur le chèque qu’un Calvin Harris, Hardwell ou David Guetta. C’est exact. Les seules femmes à qui cela pourrait arriver, c’est justement le démon Hilton mais aussi Nervo, le duo de soeurs jumelles australiennes, jeunes et blondes. Peut-être que ces Juicy M, Havana Brown et autres DJ Sexation citées par Hello Play pourraient d’ailleurs elles aussi gratter des chèques à la Guetta? Elles boxent dans la même catégorie, en tous cas. C’est-à-dire dans le même cirque, dans le mainstream, la variétoche. C’est dans ce contexte-là, la pop la plus vénale, bien davantage que dans le monde plus général du deejaying, que la femme est « un bonbon à lécher ». Là, ça ne fonctionne qu’aux clichés simplistes, vulgaires. C’est une pop-culture affreusement infantile, usant et abusant d’une imagerie de sexualité de cour de récré, irréelle, exagérée, du pur fantasme de puceau à la Miley Cyrus, à la Robin Thicke. C’est la pop post-Madonna. Avant, on avait Janis Joplin, Nina Simone, Diana Ross, Debbie Harry, Siouxsie Sioux. Puis, pouf, Madonna incube la pouffe-attitude qui nous mène 30 ans plus tard au twerk et à Nabilla. On n’en est toujours pas sorti et c’est dans ce contexte là que les DJ femmes montrent leurs miches, qu’il est attendu qu’elles montrent leurs miches, parce que c’est tout simplement réputé bon pour le petit commerce.

Dans les secteurs culturels moins formatés, c’est un peu différent. Déjà, dans le milieu électro/techno/house, la femme DJ n’est pas si rare, finalement, et même si beaucoup d’entre elles se plaignent de débilités sexistes récurrentes, elles semblent tout de même mieux loties et davantage respectées que dans cet overground où obligatoirement prendre la « pose orgasmique ». Tant qu’elles s’en tiennent au code de conduite tacite de leur caste, en tous cas. Rappelez-vous l’affaire Nina Kraviz, platiniste russe au physique plutôt avantageux que l’on vit l’an dernier dans un documentaire prendre son bain et, plus tard, mixer sur une plage sans beaucoup de tissu sur elle. Ça avait généré une grosse polémique. Nina Kraviz s’était notamment vue accusée de jouer « la carte de la sexualité et de la superficialité » par Maceo Plex, qui est à la fois un très bon producteur et aussi un tout gros troll. Était-ce une réaction paternaliste? Oui, mais cela tenait plus de l’accusation de traîtrise que du rappel à l’ordre envers une femme qui aurait manqué de discrétion. C’est qu’en se montrant quasi à poil, Nina Kraviz a importé dans cette caste techno/house aux prétentions de vertus morales, artistiques et esthétiques, une mise en scène qui n’est pas sans rappeler les pires idées du cirque pop. Dans ce milieu, la principale crispation de ces dernières années n’est pas le sexisme. C’est la crainte de la corruption des valeurs, la peur que cette dance culture alternative finisse par radicalement se transformer, peut-être même mourir, à cause de la tentation pop, de l’EDM, de Las Vegas, de Paris Hilton, des blondes, des nichons et des clés USB. C’est donc l’état d’urgence, la loi martiale, et Maceo Plex a en fait bien davantage joué au flic de la pensée qu’au taliban sexiste. Quiconque flirtera avec la pop ou ne respectera par les dogmes, homme ou femme, sera sans sommation abattu sur Twitter. Tous égaux, tiens, pour le coup.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content