Serge Coosemans

Et si le concept de « bourgmestre de nuit » n’était que la dernière arme de l’ultralibéralisme galopant?

Serge Coosemans Chroniqueur

Le bourgmestre de nuit d’Amsterdam était la semaine dernière à Bruxelles et de Londres à Cali, en passant par Lisbonne et Buenos Aires, le concept de villes ouvertes 24 heures sur 24 commence à vraiment se concrétiser. Fort bien, mais est-ce vraiment destiné à nous faire davantage danser et picoler ou cela annonce surtout une dérégulation du travail à faire descendre toute la gauche dans la rue? Avocat du Diable et carambolages, c’est le Crash Test S02E27.

Mirik Milan, le bourgmestre de nuit d’Amsterdam, a la routine bien rodée. Sur scène, le temps d’un bon quart d’heure, il présente sa fonction et ses idées d’une façon pour le moins dynamique et ensuite, le temps d’un autre bon quart d’heure, répond aux questions du public sans la moindre hésitation. Celui-ci n’en pose d’ailleurs pas beaucoup, tant tout ce qui a précédé semble aussi clair qu’évident. Si on veut que la nuit une ville soit dynamique, autant en effet y avoir en fonction un bourgmestre de nuit, quelqu’un capable de proposer des idées innovantes mais aussi de jouer un rôle de conciliateur, de véritable casque bleu même, entre les différentes factions qui se disputent les visions de ce que doit être la vie de 22h à 7h. Il y a bien quelques petites bêtes dans le discours, des choses qui grattouillent, mais quand Mirik Milan termine son exposé, tout le monde semble penser la même chose: « Amsterdam a un bourgmestre de nuit, tout y semble okay, il nous faudrait ça ici aussi ». Sauf qu’ici, on semble drôlement s’en battre les coucougnettes, du bourgmestre de nuit: 40 personnes à tout casser dans la salle, pas de journaliste répertorié, aucun politique non plus présent. C’était la semaine dernière, en plein samedi après-midi, au festival Listen. Invité, j’y suis arrivé les mains dans les poches, sans rien avoir préparé, n’ayant au préalable pas compris qu’on attendait en fait de moi que j’anime le débat. J’ai un peu flippé pour le coup mais ça s’est finalement bien passé: mon anglais n’était pas si rouillé que ça, j’ai osé dévier des questions dont on avait discuté backstage et j’ai même réagi sur la balle. Malheureusement, le show fini, je n’ai pas eu le temps de vraiment traîner et d’approfondir certains points avec Mirik Milan. Mon horaire de pigiste embourbé dans différentes urgences a en effet exigé que je file à l’anglaise.

Aussi séduisant soit-il, le discours bien rôdé de Mirik Milan est en fait incroyablement libéral, au sens économique du terme. Normal, on me dira: Mirik Milan est certes officiellement le bourgmestre de nuit d’Amsterdam, depuis 2012 et jusqu’en 2018, mais dans les faits, il est surtout le représentant d’un lobby, celui de la nuit, un secteur économique puissant, par essence libéral voire libertaire, et qui pourrait encore être davantage puissant si on dérégulait certaines restrictions existantes. Le combat, si on peut dire, est au départ fondé sur un manque de reconnaissance. Les établissements nocturnes, le plus souvent vus comme des sources de nuisance, ont rappelé qu’ils rapportent non seulement gros en taxes diverses mais qu’ils offrent aussi un plus-value bien réel aux villes qui encouragent les initiatives noctambules plutôt que de les considérer comme des problèmes. Une ville qui bouge la nuit attire les jeunes, les esprits créatifs, les visionnaires. Là où cela se complique et tend déjà doucement vers la polémique, c’est que selon Mirik Milan, bouger la nuit, ce n’est pas seulement aller aux concerts, se tamponner dans un bar et danser en discothèque. Selon lui, les musées, les bibliothèques et certains espaces de co-working devraient être ouverts la nuit. Les transports en commun et quelques magasins feraient mieux de fonctionner 24h/24. Et tant qu’à faire, il propose aussi de penser les villes autrement, avec notamment une distinction plus franche entre les quartiers résidentiels et les districts festifs. Bref, la défense des intérêts d’un secteur précis s’est en quelques années seulement transformée en vision globaliste de comment devrait fonctionner la société.

Je ne suis à vrai dire personnellement pas vraiment opposé à ces idées mais j’aime me faire l’avocat du Diable. J’ai donc demandé à Mirik Milan quels étaient ses rapports avec les syndicats et il est resté plutôt vague. On peut pourtant imaginer que la proposition d’une ville fonctionnant 24h/24 rencontre une opposition féroce, puisqu’il faudrait forcément déréguler les lois sur le travail. Or, on se souvient du tollé quand il a été question d’ouvrir le dimanche dans certains coins de Paris. On se souvient aussi des problèmes rencontrés à Bruxelles quand les commerçants de la zone touristique se sont en fait retrouvés obligés par décision communale d’ouvrir le dimanche. On se rappelle encore qu’à Londres, lorsque le métro a fini par rouler 24h/24, ce n’était pas spécialement pour permettre aux fêtards de rentrer chez eux ou de se déplacer d’un nightclub à l’autre mais plutôt pour que les travailleurs puissent se rendre à leurs boulots aux horaires par essence « différents », comme de surveiller en temps direct les bourses asiatiques ou de balayer les sols des galeries commerçantes avant leurs ouvertures. Bref, si sur papier, l’idée d’une ville qui ne dort jamais est assez fantasmagorique en tant que « client », il faut bien reconnaître qu’elle entraîne aussi une réalité pas forcément enviable pour ceux qui en seraient les « rouages »; a fortiori si on ne leur laisse pas la liberté de choisir leurs horaires.

Il y a quelques semaines, dans The Guardian, un autre lobbyiste de la nuit, au discours sensiblement différent de celui de Mirik Milan, expliquait d’ailleurs que le plus urgent en prévision des villes ouvertes 24h/24, était surtout de faire en sorte que la consommation d’alcool ne soit plus automatiquement associée à l’idée d’une virée nocturne. Il donnait pour exemples les Nuits Blanches, plutôt culturelles, mais aussi un marché alimentaire de nuit au Canada et l’ouverture nocturne des musées de Buenos Aires. Il encourageait par ailleurs les coiffeurs, les spas, les galeries d’art, les restaurants et les cinémas à aussi considérablement élargir leurs horaires. Tout en proposant aux autorités, je cite, « de renforcer les lois existantes sur l’alcool ». Autrement dit, de transformer la nuit en jour. Je n’ai donc vraiment pas eu le temps de demander à Mirik Milan ce qu’il pensait de ça, de ces propositions qui me semblent, moi, largement déborder du cadre de départ, consistant à représenter le lobby des loisirs nocturnes. Quand je lui ai posé la question de la récupération politique plus que probable du rôle de bourgmestre de nuit, Milan est sinon resté tout aussi évasif, se contentant de rappeler que lui faisait partie d’une association indépendante de tout parti.

Il me semble pourtant clair qu’il y aura un jour des bourgmestres de nuit de droite, interdisant les canettes en rue et fermant les bistrots repérés pour tapage nocturne pour les remplacer par des salles de sport où aller se tailler du muscle à 4 heures du matin. Je pense qu’on a aussi tous compris, du moins quand on est comme moi très cynique, que cette idée de mayorat de nuit a beau être appelée de tous leurs voeux par certains acteurs du milieu, il n’est aucunement garanti que les propositions développées rencontreraient automatiquement l’approbation populaire, législative et encore moins syndicale. Après, c’est à vous de décider que soit, c’est parce que nous vivons dans un pays socialement vraiment très sclérosé, ou alors, que c’est mieux comme ça parce que l’ultralibéralisme, cette intolérable horreur, pend de toutes façons les petits enfants aux réverbères avec les boyaux du travailleur.

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