Serge Coosemans

Est-ce qu’une Dame de Fer morte pèse plus lourd que trois hirondelles africaines?

Serge Coosemans Chroniqueur

SORTIE DE ROUTE | Initiée sous Thatcher, la politique des conservateurs britanniques pour contrer les raves mit implacablement en lumière les contradictions malsaines entre idéaux libéraux et tentations autoritaires, estime notre chroniqueur, ici en mode Oncle Paul on E!.

Les artistes, les gueules noires, les syndicats, les Irlandais, les Argentins, les privatisations à la louche, d’accord, on peut discuter. Il y a du pour, du contre, du parfaitement dégueulasse, du plutôt défendable. Vous pourriez même réussir à me convaincre, La Droite, que Margaret Thatcher a, au fond, fait tout ce qu’il fallait. Je suis ouvert à vos arguments. À vrai dire, le libéralisme m’est plutôt sympathique. Je pense même être carrément plus libéral que pas mal d’élus qui en ont pourtant la prétention. Textuellement, s’entend. La liberté individuelle, la responsabilisation, tout ça, je kiffe trop. Au moins l’état se mêle de mes affaires, au mieux je me porte. Je suis tellement libéral que si j’organisais une rave dans un champ, loué au fermier avec son assentiment, et que j’y voyais débarquer des policiers en tenue venus expressément tabasser et gazer mes invités, détruire ou confisquer mon matériel, je crierais à l’intervention étatique disproportionnée. A fortiori, si dans le panier à salades, on me disait que des élus du parti au pouvoir réclamaient un ajustement des lois en vigueur pour que j’écope de 20.000 livres d’amende et que je purge six mois de prison ferme pour « atteinte à l’ordre public », je me sentirais là carrément prisonnier d’un système autoritaire et arbitraire, digne des pires heures des dictatures collectivistes. Pourtant, si dans un passé récent, il y a bien existé un pays où ce genre de mésaventure était monnaie courante, ce n’était ni sur une terre fasciste, ni dans une contrée communiste. Au contraire, le Royaume-Uni de Margaret Thatcher se voulait à la pointe du libéralisme.

« Maggie should be proud of us, we are a product of the free market ideology », clamait Tony Colston-Hayter, un organisateur d’acid-parties de la fin des années 80, qui entendait effectivement combler une demande de niche en proposant sur le marché un nouveau produit noctambule. L’establishment britannique lui répondit par des hélicoptères, des barrages policiers, des divisions anti-émeutes et des autopompes, ainsi que par des procès, des amendes et des accusations parfois complètement délirantes, basées sur des articles de tabloïds agités comme autant de pièces à conviction. L’histoire de ce combat des autorités contre une sous-culture appelée à devenir dominante est longue et passionnante, de nos jours souvent oubliée ou méconnue. En 1994, sous John Major, elle aboutit à l’une des lois les plus ridicules au monde: le Criminal Justice Bill, qui entendait arrêter tout rassemblement écoutant de la musique répétitive (amateurs du Boléro de Ravel, you’re under arrest!). En gros, ça se pitche comme suit: la culture house et l’ecstasy apparaissent au Royaume-Uni vers 1986. Règne dans le milieu un fort esprit communautaire, qui dénote considérablement du fameux « there is no such thing as society » de Thatcher. Dans ces fêtes, défoncés ou non mais tous unis sur le dancefloor, les riches se mettent à côtoyer les pauvres, les gays, les immigrés, les hooligans, les étudiants, les gangsters, les freaks. Personne n’y comprend rien. Les bons journalistes refusent d’en parler, de peur de populariser quelque-chose de rare et de magique, qui serait dénaturé dès que rendu public. Les mauvais, singulièrement ceux employés par Rupert Murdoch, y voient la patte velue de la subversion. Air connu: cette innocente jeunesse livrée aux bandits, aux barons de la drogue et de la dépravation…

Affolés par ce qu’inventent et exagèrent les feuilles de choux de leur ami Murdoch, Margaret Thatcher et Douglas Hurd, son ministre de l’intérieur, permettent la création d’une brigade spéciale, la Pay Party Unit, dirigée par Ken Tappenden, un flic qui s’était montré plutôt zélé lors des grandes grèves de mineurs, d’où sans doute la promotion. Noir sur blanc, Tappenden a plus tard admis n’avoir au départ pas eu la moindre idée du fond de sa mission mais trouvait néanmoins très amusant de traquer les ravers et les organisateurs de fiestas non autorisées. Cela tenait pour lui du jeu et ce touche-pipi a pas mal coûté au Home Office, donc au contribuable, autre paradoxe criant pour un gouvernement libéral. Bases de données et ordinateurs pour l’époque plutôt oufs, 200 officiers de renseignement sur le terrain: les moyens étaient considérables. La Pay Party Unit se permettait même d’enfreindre quelque peu la loi, en arrachant par exemple les panneaux de signalisation routière, afin de perdre dans la cambrousse les aspirants à la fête. Autre anecdote restée célèbre: les pandores de Tappenden imprimaient de faux flyers, pour de fausses fêtes. Quand on débarquait à l’endroit indiqué, on se retrouvait face à un poulet à mégaphone, qui ordonnait de rentrer chez soi.

Tout cela pour quoi, au juste? Empêcher des jeunes de danser dans des champs. Rien d’autre. Dans son bouquin (Electrochoc), Laurent Garnier avance même que la Pay Party Unit n’entendait pas le moins du monde stopper le trafic de drogues ou pourchasser les gangs et les promoteurs peu scrupuleux qui prévendaient des billets pour des raves qui n’existaient pas. C’était purement une affaire de contrôle de la population, une volonté de garder à l’oeil les loisirs de la jeunesse (première CCTV policière testée au Royaume-Uni: 1985). Les lois sur la consommation d’alcool et les horaires de bistrots ont été changées quand on se rendit compte que le public désertait les pubs et les nightclubs des centres-villes pour préférer danser à la campagne. Elles dataient pourtant de Lloyd George, ces lois, de la Première Guerre Mondiale, et même les excès du Swinging London et des punks n’avaient pas réussi à les faire réviser! Le faire fin des années 80, ça non plus, ce n’était pas très libéral, puisque changer la législation pour permettre la compétitivité d’une offre en déclin, lourdement taxée qui plus est, face à une nouveauté plus créative et arbitrairement décrétée illégale, ce n’est jamais que du protectionnisme, autre doctrine aux antipodes du libéralisme. Tout cela pour quoi? Rien! En effet, 25 ans plus tard, la culture house est un loisir comme un autre, l’esprit communautaire une application de téléphone portable et l’ecstasy reste plus disponible que jamais, d’ailleurs bien davantage merdique et dangereuse qu’en 1988. Bref, sous Thatcher et Major, le monde de la nuit anglais eut droit à un véritable sketch grandeur nature du Monty Python, tout en bouffées autoritaires et autres contradictions flagrantes par rapport à la doctrine politique des principaux intéressés. Au fait, est-ce qu’une Dame de Fer morte pèse plus lourd que trois hirondelles africaines?

Sources et lectures conseillées

Matthew Collin: Altered State, the story of Ecstasy Culture and Acid House (pas traduit)
Laurent Garnier: Electrochoc
Simon Reynolds: Energy Flash (pas traduit)

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