Enquête: Cachet des artistes en festivals, le juste prix?

Le Premier Prix des cachets est décerné à Damso: 100.000 euros pour les prestations les plus sélect. © Luc Cheffert
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Entre le groupe de base et le rappeur diablement fameux, le cachet belge francophone en festival de chez nous fluctue de un à cent. Revue des finances et politiques sur cette matière sensible.

« Tu m’assures bien que ce sera anonyme? Je n’ai pas envie d’être en porte-à-faux vis-à-vis des organisateurs. » Le chanteur bruxellois pose directement l’ambiance: parler d’argent en festival reste un facteur de dérangement belge, que l’on cause rock, rap ou électro. Dans le cas de notre interlocuteur, l’engagement de l’été dans l’un des cinq-six festivals majeurs francophones est simple: « C’est 1000 balles, tous frais compris. Sachant qu’on est six, si tu comptes les dépenses obligatoires, une fois passés par la facturation Smart, on n’a plus grand-chose en poche. D’autant que, contrairement aux concerts d’artistes belges qui peuvent bénéficier de l’aide des Tournées Art & Vie de la Fédération Wallonie-Bruxelles (1) , les festivals n’ont pas cette possibilité. Il est vrai que je négocie moi-même et que je n’ai pas d’agent. »

Agent et booker, Pierre Van Braekel l’est depuis environ un quart de siècle dans l’ASBL bruxelloise Nada, dont il est fondateur: y sont passés -et souvent restés- la plupart des groupes belges indés. « On parle souvent de « package deal » mais je ne fonctionne pas avec cet esprit-là, genre je te donne ce groupe connu et tu en prends un autre, qui l’est moins ou pas du tout. On travaille davantage via un mécanisme sociologique et une logique de diffusion qui font qu’en septembre-octobre, on voit avec les festivals les artistes qui tourneront l’été suivant. Mais soyons de bon compte, quand tu t’occupes de Julien Doré ou de Girls In Hawaii, tu es plus écouté. » Cela tombe bien, Van Braekel booke et manage le groupe de Braine l’Alleud: sans communiquer son cachet en festival, Pierre trace des circonvolutions indicatives. « Disons que si tu fais complet à l’Ancienne Belgique avec la place autour de 25 euros, tu te retrouves avec un cachet autour de 20.000 euros. Cela veut dire qu’en festival, tu vas pouvoir demander 30.000, voire 40.000 euros, ce dernier montant peut-être si tu fais une seule date de festival belge pendant l’été. Ou alors tu peux passer dans quatre festivals pour 20.000 euros à chaque fois. C’est aussi une question de rentabiliser les coûts, variables selon l’ampleur du spectacle. Quand les Girls jouent en Flandre, c’est la moitié du cachet de la FWB et là, le groupe a presté quatre dates en Italie -il y existe un cover-band des Girls- où le ratio est divisé par dix. Le booking fonctionne à la commission -15%- et au-delà d’un certain cachet -50-60.000 euros-, on se contente de 10.  » Chiffres à nuancer dans ce temps et espace géographique capricieux: le marché.

Roméo & C°

Van Braekel et son associé Philippe Decoster connaissent d’autant mieux le périmètre belge qu’ils gèrent aussi le label 62 TV, dont Pias est actionnaire majoritaire. Les deux furent musiciens au sein de Little Egypt, groupe pop tournaisien passé sous le radar de la postérité.  » C’était il y a une vingtaine d’années, et on a joué lors du deuxième Dour pour, de mémoire, genre 20.000 francs belges (500 euros). » Ayant connu le cachet « du crevard », ce quinqua d’allure bénédictine pense tactique: « Je serais inconnu et on me proposerait 300 euros pour aller jouer à Dour avec mon groupe ou de pouvoir faire la première partie de Radiohead à Barcelone en faisant les 20 derniers kilomètres à vélo, j’irais. L’idée est toujours d’amorcer la pompe… »

Celle bien huilée pour l’été des festivals 2018 a la tête du hip-hop et des cachets chauds. Ô heureux hasard, Nada/Van Braekel est précisément en affaires avec Back in the Dayz, autre ASBL de management-booking au catalogue incluant Roméo Elvis, Damso, Hamza, L’Or du Commun et une bonne part de l’actuelle urbanité belge causant français. Pas besoin de boule de cristal pour voir que tous les festivals majeurs de la FWB passent par la case rap cet été 2018. Notre boule perso y voit des cachets mastocs avec un Premier Prix décerné à l’ex-futur diable rouge Damso: 100.000 euros pour les prestations les plus sélect. Un Roméo Elvis qui passe trois fois de suite à Couleur Café -de 2015 à 2017- voit son cachet initial multiplié par quarante en deux-trois ans: au minimum 20.000 cet été. Deux fois la paie de sa petite soeur Angèle.

Chez Back in the Dayz, on ne confirme pas plus les revenus maison que l’interview avec Focus: « Je ne pense pas vraiment que ça regarde le public, désolé…« , nous emaile Max. Et ce, à une époque où le fric semble être le baromètre hystérique d’une valeur réseautée, celle des joueurs de foot, montants des transferts compris, ou des vertigineuses paies d’acteurs américains. L’ascension fulgurante du rap belge en festival fait d’ailleurs grincer quelques dents. Par exemple, chez ce pop-rockeur liégeois -une dizaine de Dour au palmarès- choisissant l’anonymat: « Les cachets semblent d’autant plus démesurés que la plupart des rappeurs débarquent à deux-trois sur scène, avec une clé USB. Nous, on était neuf sur la route… » Faut nuancer la déclaration: certaines, comme l’Anversoise Coely, s’accompagnent d’un vrai band et l’enfant terrible Roméo Elvis semble avoir perçu les limites de sa prestation à Couleur Café 2017. Dans un Théâtre de Verdure (dangereusement) plein jusqu’à la gueule, Van Laeken Jr s’accompagne alors d’un DJ et d’un MC bis: le son -perçu du frontstage- est merdique mais le public, hurlant les textes, s’en fout impérialement. Depuis lors, Roméo apparaît jouant de la guitare, entouré de trois musiciens-chanteurs rendant une autre justice à son flow, qui retrouve couleurs et nuances.

Angèle gagnera la moitié du cachet de son frère Roméo, soit 10.000 euros.
Angèle gagnera la moitié du cachet de son frère Roméo, soit 10.000 euros.© vanessa rasschaert

Spectaculaires yoyos

Autre élément, plus inattendu, éclairé par Jeronimo, engagé aux Francos 2018 pour 2000 euros: « On a déjà joué pour plus mais le problème n’est pas qu’économique: tout doucement, les portes se referment par rapport aux projets en dehors de la ligne, avec le marché des tribute bands qui bouffe des parts. Une plaie. Et un truc qui rassure alors qu’auparavant, les festivals me semblaient davantage ouverts aux auteurs-compositeurs inconnus. La Wallonie est extrêmement frileuse: il y règne une dictature du divertissement à tout prix. »

David Bartholomé, qui, ces jours-ci, se produit essentiellement en concerts privés solo, analyse la chose: « De notre temps (sourire), plus il y avait de matos sur scène, plus ça semblait impacter le public, y compris lorsque Queen mettait 150 amplis qui ne fonctionnaient pas (sic). On allait au concert pour la technique, l’alchimie, la synergie, le lightshow et le son: désormais, le gars y va parce qu’il reconnaît l’image, le buzz, le ton adopté, genre Eddy de Pretto, seul en scène, qui reprend les grosses ficelles de Grand Corps Malade. Les codes sont en train de changer et tout à coup, c’est 100.000 euros (sourire). » Pas de rancune chez Mr Sharko, dont le groupe a précisément connu la révolution culturelle belge du début de millénaire: celle incarnée par la fameuse triplette live mise sur pied par Bang! (label indé aujourd’hui avalé par Pias) en février 2004 à l’Ancienne Belgique. Lors de ce triomphe belgo-belge, Sharko, Ghinzu et Girls In Hawaii décrochent une sorte de passeport grand public, blanc-seing multiplicateur financier. David: « Du coup, les portes se sont ouvertes, notamment celles des festivals où certains, comme Dour, avaient d’ailleurs plus d’audace que d’autres. Alors qu’à nos tout débuts, on cachetonnait pour 5000 francs belges (125 euros), on a fini par passer la barre symbolique des 10.000 euros, avec l’idée de rivaliser ensuite avec les groupes français à 25.000 et, pourquoi pas, les Américains à 50.000. Sauf que cela ne dure évidemment pas, même si à un moment, on croit que c’est la normalité. Le business mesure ton impact économique, c’est-à-dire le nombre de spectateurs que tu es susceptible de ramener. »

De l’autre côté de la barrière festivalière, Patrick Wallens -maestro de Couleur Café- ne dit rien d’autre, citant aussi l’AB comme baromètre des prix: « Il ne suffit pas de faire un sold-out, faut aussi voir si c’est complet une semaine ou trois mois à l’avance. Ça compte dans l’évaluation du cachet en festival: si tu fais un Forest National rempli, pas un sold-out mou, tu peux aller chercher 100.000 en festival. » Wallens rappelle aussi que le cachet proposé -objet de discussion avec l’agent de l’artiste- témoigne de la cote du moment voire de l’année écoulée. Quitte à faire de spectaculaires yoyos, comme ceux de cette chanteuse flamande grimpant jusqu’à 80.000 euros avant de se dégonfler puis de repartir à nouveau à la hausse. Qu’en sera-t-il de la prochaine tournée de Stromae? Payé 150.000 euros aux Francos 2014, voilà le plus gros cachet jamais accordé à un Belge francophone en festival national. Un objectif pour Damso et les autres?

(1) À condition que l’organisateur de concert soit reconnu par la FWB, Art & Vie intervient dans le cachet pour une somme équivalente à la part payée à l’artiste par ledit organisateur.

Fric officiel

La Fédération Wallonie Bruxelles finance les festivals, jusqu’à 315.000 euros à l’année pour les Francos, impliquant entre autres des obligations financières vis-à-vis des artistes belges.

Tapez culture.be conventions et contrats et le portail officiel de la culture en FWB permet d’accéder aux documents liant les pouvoirs publics aux festivals, représentés par leurs ASBL. Hors sociétés commerciales de l’organisation. Si l’on s’en tient aux cinq festivals les plus popus de Bruxelles et de Wallonie, on note d’abord la disparité de subventions annuelles: 110.000 euros (Dour), 95.000 (Ardentes), 145.000 (Couleur Café), 90.000 (BSF) et 315.000 (Francos) (1). Une histoire présumée d’ancienneté mais aussi de confluences d’intérêts et de couleur politique avec la ministre décisionnaire -de la culture- en place: trois en douze ans, soit la socialiste Fadila Laanan et les humanistes Joëlle Milquet et l’actuelle Alda Greoli. On y lit donc, par exemple, dans la convention avec l’ASBL Go Go Go de Dour, l’obligation d’accueillir « au minimum 10% d’artistes de la Wallonie et de Bruxelles« . Avec détails sur le cachet: « L’opérateur (Dour) s’engage à verser aux groupes qu’il programme des cachets corrects qui pour les groupes débutants non encadrés s’élèvent à 200 euros, couvrant ainsi au minimum leurs frais de déplacement…). En ce qui concerne les groupes ayant dépassé ce niveau et bénéficiant d’un encadrement professionnel (agence professionnelle, label, management), un montant minimum de 500 euros est attribué. » Pour les Francos de Spa, le minimum belge grimpe à… 50% de la programmation via une plus consistante subvention annuelle: 316.961 euros (dans l’ancien contrat-programme, désormais arrondis à 315.000). Curieusement, il n’y a pas de cachet minimum si ce n’est « garantir à ces artistes (de la FWB) une rémunération au moins équivalente à celle pratiquée dans le cadre des tournées Art & Vie (…) et consacrer au moins 187 000 euros par an en moyenne sur la durée du contrat-programme aux cachets des artistes de la FWB, hors commissions d’agence« . D’autres montants et nuances parcourent les autres contrats de CC, Ardentes ou BSF: ce serait bien d’unifier les règles et de pousser un peu le cachet minimum (200 euros). Du côté de la FWB, on nous dit que « oui, on y pense« .

(1) nouveaux chiffres des contrats-programmes 2018-2022, pas encore online.

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