En images: les débuts du hip hop, commentés de l’intérieur par Sophie Bramly

"DST, dans le studio que j'avais improvisé dans mon appartement. J'avais dû donner rendez-vous un dimanche, 15h. Il est bien arrivé à 15h, mais trois jours plus tard. A l'heure BPT: "Black People Time", comme il dit toujours (rires). Comme il avait inventé l'idée du cutting -"disséquer" un disque grâce au scratch-, je lui ai filé une paire de ciseaux pour qu'il découpe littéralement un vinyle." © Sophie Bramly
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Jeune photographe à New York au début des années 80, la Française Sophie Bramly a shooté en direct les débuts du hip hop. L’expo Walk This Way revient sur ces jours d’insouciance underground, d’avant le triomphe planétaire. Like a fly girl on the wall…

Le rendez-vous est fixé dans un café de la place de la Bastille. Quelques minutes avant, Sophie Bramly a envoyé un SMS: « Tout au fond derrière un pilier. Avec deux pulls de couleurs vives et des lunettes. » Autant en effet éviter la confusion. Surtout quand on semble avoir vécu plusieurs vies en une: photographe dilettante dans le New York déglingué des années 80; zulu queen intronisée par Bambaataa himself; créatrice et présentatrice de Yo! MTV Raps; cadre de maison de disques; pionnière du Net… Will the real Sophie Bramly please stand up?… Quelques tables plus loin, on a repéré un ancien ministre socialiste du Redressement productif. Un peu plus tôt, gare du Nord, c’est Brigitte Lahaye, ex-star du X, qu’on a croisée. « C’est mieux », sourit Sophie Bramly. Ah oui, l’intéressée a également lancé Secondsexe.com, site consacré au porno féminin…

Pour l’heure, c’est donc surtout la photographe que l’on a conviée: celle qui a shooté en direct les débuts de la culture hip hop, bien avant que celle-ci ne percole dans le monde entier. Ce travail sera exposé à Bruxelles, dès la semaine prochaine, à l’Atelier Relief. Un regard d’insider sur les premiers émois rap, entre le Bronx et Manhattan. Cela valait bien une rencontre exclusive.

Sophie Bramly
Sophie Bramly

Née à Tunis, en 1959, Sophie Bramly grandit en France. Gamine, elle rêve de devenir avocate « jusqu’à ce que je réalise que j’allais également devoir défendre les « méchants » ». Ce sera donc plutôt la photo, en passant par le graphisme. Premières piges à même pas 20 ans, pour Paris-Match. « Mais après un an, j’avais déjà l’impression d’en avoir fait un peu le tour. J’ai eu envie de me barrer à New York. C’est mon côté enfant gâtée (sourire). Je suis partie sans plan précis. L’inconscience totale. C’étaient les années 80 aussi: tout était plus facile. » Comme si l’insouciance de la jeunesse empêchait de voir une ville groggy, au bord de la faillite. Un décor urbain dont la déglingue permettra aussi toutes les libertés. De l’hédonisme disco aux éructations punk, pour débouler bientôt sur une toute nouvelle culture, qui naîtra dans l’une des zones les plus défoncées de la cité: le hip hop.

Pour Sophie Bramly, cela a commencé comme ça: « J’étais dans une fête du côté d’Union Square. Tout à coup, les New York City Breakers sont montés sur scène et ont commencé à danser. Je connaissais le rap, mais pour moi ce n’était qu’une émanation du disco. Ce sont vraiment les danseurs qui ont attiré mon attention. Quand je les ai vus faire, je ne comprenais rien, j’étais scotchée. » Elle n’est pas la seule. Via Laurence Touitou, jeune architecte débarquée comme elle à New York, elle rencontre Bernard Zekri, journaliste français qui a infiltré le milieu hip hop. Au point même de s’improviser producteur, et bientôt tourneur: c’est lui qui montera la fameuse tournée française du New York City Rap Tour, en 1982.

« Backstage, avec les Beastie Boys, Rick Rubin et Russell Simmons. Russell, c’était l’homme d’affaires incroyable, un type fabuleux, terriblement intelligent. Je me souviens de la manière dont il s’est battu pour que les Beastie fassent la première partie de Madonna -elle-même était fan, mais son entourage, ils ne voulaient pas de ces trois punks avant qui risquaient d’effrayer les familles. »© Sophie Bramly

Zekri va ainsi aider Sophie Bramly à faire ses premiers pas dans le milieu. « Cela m’a directement emportée. Très vite, je n’ai plus rien fait d’autre. » De 1981 à 1984, elle va suivre au quotidien le petit monde du hip hop, encore embryonnaire. Elle se lie notamment d’amitié avec Afrika Bambaataa, fondateur de la Zulu Nation, l’artiste graffiti Futura, Fab Five Freddy, ou encore DST, l’un des premiers à considérer les platines comme un instrument (le scratching du légendaire Rockit d’Herbie Hancock, c’est lui). Au passage, elle découvre le fossé racial qui sépare encore les Blancs des Noirs. « Quand je voulais prendre un taxi avec eux, par exemple, il fallait que je les planque. » A ce propos, comment une jeune Européenne a-t-elle fait pour se faire accepter dans un milieu black essentiellement masculin? « En faisant de cette particularité un avantage! Je n’étais ni la « biatch » hypersexualisée ni la « sista » dont le corps disparaissait en dessous d’un jogging informe. En gros, je ne rentrais pas dans les cases. Ensuite, ils voyaient bien que j’avais la peau mate. Et j’avais beau être française, le fait d’être née en Tunisie a fait son effet. Quand ils ont compris que le pays se trouvait en Afrique du Nord, j’étais comme « sanctifiée » (rires). De toute façon, c’était des gens extrêmement bienveillants. »

A ce propos: Zekri, né à Alger; Karakos, fils d’immigrés grecs, patron de Celluloïd, label-pionnier du rap new-yorkais; Laurence Touitou, d’origine tunisienne, tout comme Sophie Bramly… Le contingent français qui défriche alors le hip hop à New York semble particulièrement métissé. Un hasard? « Non, évidemment. Il doit y avoir une sensibilité commune aux autres cultures, le goût d’autres rythmes, tout bêtement. Une ouverture à la possibilité qu’il existe des expressions artistiques en dehors des voies européennes classiques (sourire). »

« Futura, dans le métro. Fan de vélo, il mettait toujours des pinces en bas de ses pantalons. On l’appelait aussi le Kandinsky du graffiti. D’où la chapka. Etant un enfant adopté, il s’est même imaginé des origines russes. On est d’ailleurs partis tous les deux en URSS pendant trois semaines, pour voir s’il y avait moyen d’y exporter le hip hop. Une fois arrivé sur place, il a cessé de penser qu’il y avait des racines, il était terrorisé, le pauvre (rires). »© Sophie Bramly

Bientôt rebaptisée Afrika Loukoum, Sophie Bramly passe ses soirées au Roxy, fraie dans le Bronx, zone destroy « où les propriétaires préfèrent brûler leur maison pour toucher l’assurance ». Un jour, lors d’une fête au Bronx River Center, un coup de feu sème la panique dans l’assemblée. « Bambaataa était aux platines. Il a été génial. Après 30 secondes de temps mort, il a enchaîné avec un James Brown. Tout le monde est revenu sur la piste, c’était reparti! » Plus tard, elle croise encore la route des Beastie Boys. « J’avais flashé sur leur premier 45 tours, Cooky Puss, qui reprenait une pub pour la glace Carvel. Le morceau me faisait beaucoup rire. Mais je ne savais même pas que c’était des Blancs! Six mois plus tard, je me retrouve dans une petite chambre d’étudiant de la NYU, remplie de vinyles. C’était la chambre de Rick Rubin, qui venait de fonder Def Jam avec Russell Simmons, et de signer le groupe! »

Traits d’union

La suite se déroulera de l’autre côté de l’Atlantique. Dès 1984, Sophie Bramly retourne en effet en France. Sa copine Laurence Touitou la branche sur une émission de télé, que TF1 veut lancer le dimanche après-midi: ce sera H.I.P. H.O.P., présenté par Sydney. « C’était dingue. Du rap, sur la première chaîne, à l’heure du déjeuner!… » Loin de l’image sulfureuse qui lui collera ensuite à la peau, le hip hop passe encore pour une aimable mode ado, ludique, sportive, marrante -ils dansent même sur la tête! Au passage, les agences marketing s’emparent du phénomène. « Il n’y avait plus une pub qui ne surfait pas sur la vague. » Ce qui devait arriver arriva: « Rapidement, les gens ont été gavés. » Après un an à peine, H.I.P. H.O.P. est supprimé. « Le rap est reparti en banlieue… »

Sophie Bramly continue, elle, à traîner en télé: pour Les Enfants du rock, ou au sein de l’éphémère TV6… En 87, elle rentre chez MTV. Envoyée à Londres pour lancer la branche européenne, l’Américaine Monica Dodi suggère à sa recrue française d’imaginer un programme consacré au rap. C’est ainsi qu’est lancé Yo! MTV Raps -un an avant que le concept ne soit repris aux Etats-Unis, par Fab Five Freddy! « Tous les rappeurs de passage faisaient un détour par le studio. Comme ils n’avaient pas toujours de vidéos, ils jouaient souvent leur morceau en direct » -séquences qui rentreront telles quelles dans la playlist de ce qui est encore un robinet à clips. Au bout de quatre ans, l’aventure se termine: « MTV ne voulait plus payer pour deux émissions identiques. » C’est la version originale européenne qui saute…

« Bambaataa, au Roxy. J’entends son rire d’ici. C’est un personnage extraordinaire. Il a une prestance phénoménale. Il a toujours une armée de mecs avec lui et l’ordre règne. Un type qui a fait énormément pour sa culture et sa communauté, et cela, dans une économie de mots phénoménale. »© Sophie Bramly

Fin de la parenthèse télé. Et nouveau rebondissement -puisqu’on retombe toujours sur ses pattes chez les Bramly. A nouveau dans la musique, mais côté label cette fois, chez Polydor, où la fly girl s’occupe désormais de Vanessa Paradis, Bashung… Tout en zieutant les bouleversements qui s’annoncent. « Très vite, j’ai commencé à insister pour qu’on investisse dans le Net. Pascal Nègre (patron récemment débarqué d’Universal France, NDLR) n’était pas du tout convaincu, mais il m’a laissée faire. En 99, il m’a permis de monter ce qui est devenu un véritable laboratoire. On a fait des tas de trucs: 350 sites, une émission télé interactive en ligne avec NRJ, une plateforme gratuite pour découvrir les nouveaux talents… » Est également mis au point le premier service de téléchargement légal d’Europe. C’était juste avant qu’Apple ne s’en mêle… « Avec iTunes et le morceau à 0,99 cents, ils ont cassé le marché. Cela, plus tout le lobbying contre le piratage, cela commençait à devenir un peu chiant… »

Nouveau virage donc. Alors qu’elle scrute les mouvements de téléchargements illégaux, Sophie Bramly constate que les deux mots-clés les plus recherchés ne varient guère de mois en mois: « mp3 » et… « sexe ». C’est évidemment tout sauf une surprise. Ce qui l’est davantage, c’est de s’apercevoir que les femmes sont largement absentes du second domaine. « Si le sexe représente 50 % de l’activité d’Internet, comment expliquer que les femmes en soient à ce point absentes, que rien ne soit pensé pour elles? Du coup, j’ai voulu réfléchir à ce que je pouvais faire. » Ce sera le site Secondsexe.com, avec ses films faits par des femmes pour les femmes, la vente de sex toys, mais aussi des livres, des DVD… Aujourd’hui, le site se résume à une simple plateforme éditoriale. « J’ai revendu le reste à Marc Dorcel… »

Puisqu’entretemps, Sophie Bramly est évidemment passée à autre chose. « Avec une bande de potes, j’ai monté une boîte de production sur la représentation du futur dans la fiction d’entreprise. » Féministe par défaut –« il y a 1000 formes de féminisme, et toutes ne me plaisent pas »-, elle est encore régulièrement appelée pour parler du sexe des femmes. Elle écoute aussi toujours pas mal de rap, « Rick Ross, A$ap Rocky, ou cette fille aussi, assez crue, Tiffany Foxx, produite par Lil Kim -en général, dès que j’entends une bonne grosse chaudasse avec des paroles de cul, ça me rend joyeuse (rires). » Mais ce qui l’anime, aujourd’hui, c’est donc… demain. « J’ai envie d’aider ceux qui veulent se projeter dans l’avenir à s’en faire une représentation juste et pas assommante, en passant par la fiction. »

« Au Bronx River Center, une salle polyvalente, qui était plus un gymnase qu’autre chose. Il y avait toujours une énergie incroyable, très bon enfant… L’une des pièces adjacentes était vaguement surveillée par des agents. Comme le mec dormait, j’ai demandé à un danseur des Magnificent Force de faire un truc rapidos. En fait, les flics s’en fichaient complètement (rires). »© Sophie Bramly

Après pas loin de deux heures de conversation, on cherche tout de même le fil rouge d’un parcours en zigzag. « J’ai l’impression d’avoir passé mon temps à jouer les traits d’union, à essayer de rapprocher des mondes qui ne se parlaient pas: les Noirs des Blancs, le digital du physique, les femmes des hommes. Et aujourd’hui, l’avenir du présent. Le futur est souvent vu comme anxiogène, alors qu’il se passe en ce moment des trucs fabuleux. »

Là, en ce mois de février, dans un café parisien, et alors que le pays est toujours officiellement en état d’urgence, cela n’est pas frappant. L’optimisme pourrait même paraître forcé. Il n’en est pourtant rien. Sophie Bramly a vraiment l’air de croire au meilleur. Elle qui n’a néanmoins pas été épargnée par le pire: il y a un an, sa cousine Elsa Cayat était tuée dans l’attaque de Charlie Hebdo. Au moment de repartir, Bramly explique ainsi avoir tourné ces derniers mois un documentaire sur la rue des Rosiers, au coin de laquelle elle habite. « Je ne suis pas du tout religieuse, que du contraire, mais j’ai eu envie d’en apprendre un peu plus sur ma judaïté. Du coup, la démarche est plus personnelle, elle ne rentre pas trop dans le parcours… Cela dit, j’ai procédé comme avec le hip hop, en passant beaucoup de temps à discuter, à boire des coups… Ce qui m’a plu, c’est d’avoir découvert un monde incroyablement hybride: des orthodoxes, des touristes, des gays excentriques, des commerçants… Un vrai mélange de cultures, d’ethnies. » L’atout des différences, encore et toujours…

EXPOSITION WALK THIS WAY, DU 17/03 AU 10/04, À L’ATELIER RELIEF, 1050 BRUXELLES.

Les pionniers de la photo hip hop

Martha Cooper

En images: les débuts du hip hop, commentés de l'intérieur par Sophie Bramly
© Martha Cooper

Titulaire notamment d’une licence en anthropologie, bourlingueuse, Martha Cooper bosse pour le New York Post quand elle découvre la culture hip hop via le graffiti. A l’époque, personne n’y prête vraiment attention, sinon pour dénoncer le caractère illégal de la démarche. Cooper y perçoit au contraire, à la fois le potentiel photogénique et l’essence artistique du geste. En 1984, avec Henry Chalfant, elle publie Subway Art, qui deviendra une pièce essentielle pour tout qui s’intéresse au street art.

Janette Beckman

En images: les débuts du hip hop, commentés de l'intérieur par Sophie Bramly
© Janette Beckman

Anglaise, Janette Beckman commence par shooter la scène punk britannique seventies. En 1982, le Melody Maker lui demande de couvrir le concert londonien du NY City Rap Tour, monté par le Français Bernard Zekri. Elle est subjuguée par le spectacle. Quelques mois plus tard, quand elle débarquera à New York, elle en profitera pour explorer plus profondément une scène rap, dont elle tirera plusieurs clichés restés célèbres, comme celui de LL Cool J et son ghettoblaster, ou NWA posant devant une voiture de police.

Joe Conzo

En images: les débuts du hip hop, commentés de l'intérieur par Sophie Bramly
© Joe Conzo

C’est peut-être le premier à avoir photographié le hip hop. Normal: natif du Bronx, Joe Conzo a vécu sa naissance en direct. Dès 1977, alors qu’il n’est encore qu’un teenager fan de disco, il se lie d’amitié avec ceux qui deviendront les Cold Crush Brothers. Il suit le groupe, et le mouvement qui est en train d’émerger, prenant des milliers de photos. A la moitié des années 80, happé par la drogue, Conzo lâchera son appareil. Heureusement, sa mère sauvera les négatifs, permettant aujourd’hui la réhabilitation du pionnier.

Henry Chalfant

En images: les débuts du hip hop, commentés de l'intérieur par Sophie Bramly
© Henry Chalfant

Henry Chalfant a déjà près de 40 ans quand il plonge dans la culture hip hop. Diplômé de l’Université de Stanford, il a commencé par la sculpture avant de dévier vers la photographie. C’est ainsi qu’il se mettra en tête de documenter les graffitis qui fleurissent un peu partout dans le métro et la ville de New York. A ce titre, il publiera avec Martha Cooper Subway Art, et coproduira le fameux documentaire Style Wars, réalisé en 1983 par Tony Silver.

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