Electro City #0: Looking for The Perfect Beat

Daft Punk © DR
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

À l’occasion du lancement d’une version enrichie de Beat Bang, l’application qui raconte l’Histoire des musiques électroniques, Focus remonte aux sources du beat moderne, le temps d’une série sur le Web en cinq épisodes.

Electro City #0: Looking for The Perfect Beat

Mine de rien, une histoire claire et fiable des musiques électroniques pensées pour les clubs reste à écrire. Laurent Garnier s’y est frotté le temps d’un Electrochoc resté fameux et la très estimable maison Allia publie désormais régulièrement des traductions de ce que les Anglais et les Allemands ont sorti de mieux dans le domaine. S’il existe un nombre incalculable de bouquins sur le rock et le jazz, ceux abordant la techno et la house, du moins ceux correctement écrits et documentés, restent toutefois rares. Une quinzaine, une vingtaine, peut-être. Dans l’édition, le consensus prétend que le sujet n’intéresse pas la majorité des lecteurs prêts à débourser 30 ou 40 euros pour un livre parlant de musique. Ce public potentiel serait justement davantage intéressé par le rock et le jazz. Il y a de ça. Il y a surtout le fait que durant longtemps, les journalistes établis, en qui il existe une certaine confiance, à la plume bankable donc, ne se sont tout simplement pas intéressés à ces musiques. Les comptes rendus de la vie nocturne et des bandes sonores qui l’accompagnent étaient plutôt accaparés par les chroniqueurs mondains. Dans les rédactions culturelles, on estimait les musiques issues du deejaying ne relever que du loisir, non de l’expression artistique.

A leurs débuts, la house et la techno s’appréciaient essentiellement sur des maxi-singles rarement pressés à plus de 10.000-15.000 exemplaires, des disques plutôt destinés aux deejays donc et difficilement disponibles en magasins, sinon en import, au compte-gouttes. Les labels qui les produisaient ne s’encombraient pas d’envois promotionnels aux journalistes, condition parfois sine qua non pour qu’existent des articles. 1985, 1987, c’était l’époque de Prince, de Springsteen, des Smiths, et il existait bien entendu également un mépris considérable pour cette house music réputée se fabriquer en quelques heures par des gamins de Chicago et de Detroit qui pouvaient très bien sortir en quelques semaines cinq ou six morceaux sous autant de pseudonymes différents. Le journaliste digne de sa carte de presse vantait le rock durable, exécuté par de bons musiciens, aux paroles concernées, certainement pas une musique fière d’être jetable, anonyme, sexuelle, associée à une drogue inconnue, l’ecstasy, et pensée par des non-musiciens se piquant les beats et les gimmicks les uns aux autres. Pour certains, l’acid-house fut un choc esthétique et social comparable au punk mais pour beaucoup d’autres, c’était soit du boucan, soit de la daube commerciale arrivée par hasard au sommet des charts (Marshall Jefferson, Inner City, Voodoo Ray ou même Pump Up The Volume, Beat Dis et S’Express). En fait, beaucoup de rédactions spécialisées ont fait la même erreur qu’avec le rap: penser que cela ne durerait pas. Que le rockeur blanc hétérosexuel geignard avait plus de valeur et de chance de faire carrière dans le show-biz que des hédonistes noirs, souvent gays, en train de fabriquer une musique artificielle à partir de machines détournées de leurs usages premiers, éventuellement même avec des bouts de chansons volés à d’autres.

We Are Responsible People

Quelques pionniers de la plume électro ont toutefois eu le nez assez fin et l’esprit suffisamment militant pour tout de même penser couvrir le sujet, en allant dans les boîtes et les raves à leurs propres frais et en fouillant les mêmes bacs que les deejays se distinguant le plus. En France, ce fut par exemple le cas de Didier Lestrade dans Libération mais vu que Lestrade est gay et ne s’est jamais caché avoir goûté aux cachetons magiques, cela n’aida pas vraiment la vieille garde à comprendre que cette musique n’était pas qu’une affaire d’homosexuels camés. Pour que house, techno et beats en général soient considérés comme dignes d’intérêt et respectables, il faudra en fait attendre que les artistes se mettent à sortir des albums, ce qui constitue pourtant une véritable hérésie par rapport aux intentions de départ des genres musicaux concernés. Autrement dit, pour beaucoup, l’Histoire commence lorsqu’une musique qui n’avait aucune volonté de reconnaissance ou de respectabilité s’est mise à jouer le jeu du business musical, même de façon détournée. Cela a donné des évolutions très respectables (le label Warp, par exemple) mais vers le milieu des années 90, c’était plié: cet underground était dompté par l’industrie, qui comprenait enfin les recettes d’une sous-culture qui lui avait jusque-là complètement échappé. En Angleterre mais aussi en France, les gros labels, dont Virgin, ont alors offert de véritables ponts d’or aux Daft Punk, Chemical Brothers, Fatboy Slim et autre Modjo, pour qu’ils fabriquent une pop moderne inspirée de ce qui s’écoute toujours chaque week-end dans les discothèques les plus pointues.

Electro City #0: Looking for The Perfect Beat

Aujourd’hui que les musiques électroniques dansantes sont devenues la bande sonore générique de beaucoup de nuits européennes, cette histoire de montée en puissance d’un underground est souvent, sinon oubliée, du moins mal connue. Beaucoup savent que la techno est née à Detroit et la house à Chicago, sans toutefois être forcément capable de définir ce qui distingue ces deux courants musicaux. Il est connu que Manchester, Ibiza, Berlin et Paris ont joué un rôle essentiel dans une histoire qui continue aujourd’hui à Las Vegas et dans les raves légales organisées par Clear Channel, avec cette Electronic Dance Music (EDM) qui tente de faire passer Calvin Harris et David Guetta pour les ambassadeurs d’une contre-culture qu’ils ne représentent pas, qu’ils aseptisent et caricaturent même à l’extrême. Aux yeux du grand-public, la dance-music a retrouvé un aspect forain. Tout le pan contre-culturel, pourtant passionnant, est occulté.

Detroit, Chicago, Manchester, Berlin, Paris: Bring it Back

Pourquoi, en 1980, des jeunes noirs de Detroit, la ville de la Tamla Motown, où Aretha Franklin et Diana Ross étaient d’absolues gloires locales, se sont-ils entichés à ce point de Kraftwerk et du Moskow Diskow de nos Telex nationaux? Pourquoi, l’an dernier, le décès de Frankie Knuckles, un deejay moins connu que Steve Aoki, a-t-il été salué par un Barack Obama visiblement honnêtement ému? Quel rapport entre Front 242, bien belges, et le clubbing de Chicago? Pourquoi l’acid-house fit-elle à ce point peur à Margaret Thatcher et John Major que le gouvernement britannique proposa en 1994 une loi interdisant les rassemblements où serait diffusée de la musique répétitive? Pourquoi la French Touch, pop et proprette, marque-t-elle la fin d’une utopie électronique, tout en poussant l’underground français vers davantage de radicalité?

KRAFTWERK 3D MoMA
KRAFTWERK 3D MoMA© DR

Beat Bang, l’application Web pensée par Point Culture (ex-Médiathèque) raconte l’essentiel des musiques électroniques via un parcours intuitif, un labyrinthe sensoriel mélangeant contenu rédactionnel et players où passer de la radicalité berlinoise à la house gospel, du trip-hop marseillais au downtempo de Bristol ou encore aux chemical beats de Manchester. C’est un parcours confortable, plutôt axé sur la consommation d’albums, le contexte entourant leurs enregistrements et leur réception critique. En collaboration avec Beat Bang, Focus a décidé d’aborder les choses sous un autre angle, géographique celui-là: raconter l’histoire d’un underground radical qui, de 1980 à 2014, s’est transformé sinon en nouvelle pop, du moins en alternative culturelle dominante. En cinq semaines, sur le site du magazine, ElectroCity se propose de partir de Detroit et Chicago, où tout a commencé, pour rebondir vers Manchester et Berlin, où tout a explosé, avant de terminer par Paris, où le flirt avec le mainstream a été au mieux consommé. Un voyage lui aussi composé d’articles et de playlists, tout à l’honneur de ces bombes de dancefloors et de ces artistes accidentellement géniaux qui ont marqué la vie noctambule de ces 35 dernières années. Notre façon à nous d’apporter notre petite pierre à cette histoire claire et fiable qu’il reste à écrire.

Electro City #0: Looking for The Perfect Beat

Beat Bang

Site web (www.beatbang.be) et application disponible sur Google Play et Apple Store, en français et en anglais. Plus de 500 références (compilations et albums) classées de façon chronologique ou par BPM.

Electrocity

Série web bi-mensuelle sur focusvif.be du 3 octobre au 28 novembre. Tous les articles seront regroupés ici.

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